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Eliane Ringot : La passeuse

26 décembre 2002, l’Express

Longtemps infirmière, elle est aujourd’hui coordinatrice des prélèvements au CHR. Elle sait, avec humanité, faire accepter le don d’organes aux familles en deuil

La poitrine du petit garçon se soulève à chaque respiration. Sa main est encore chaude. Sa mère ne peut quitter des yeux le monitoring de la salle de réanimation, qui dessine les battements d’un cœur luttant désespérément contre la mort. Seule la petite femme en blouse blanche qui lui adresse alors la parole parvient à faire oublier le bip strident de l’électrocardiogramme. «Elle était très douce, jamais une syllabe plus haute que l’autre. J’avais l’impression qu’elle souffrait autant que moi.» Pascale Blanchard a rencontré Eliane Ringot le 26 avril 2002. Quelques heures après avoir vu son fils de 5 ans se faire mortellement percuter par une voiture. «Elle nous a déclaré, à mon mari et à moi, que Kylian présentait toutes les caractéristiques pour le don d’organes. Il fallait faire vite, car cela devenait trop dur de le maintenir en vie. Mais elle nous a laissé le temps. Dans ces moments-là, on voudrait qu’il reste tout entier à vous. Elle m’a dit que l’opération serait aussi soignée que si l’enfant devait se réveiller. Elle a ajouté que ses organes iraient en priorité à d’autres enfants qui, sans cela, risquaient de mourir.»

«Aller au début de la chaîne»

Eliane Ringot est infirmière au centre hospitalier régional de Lille. Coordinatrice des prélèvements, c’est elle qui accueille les familles des défunts et qui tente d’obtenir leur aval pour le don d’organes. En 2002, au CHR de Lille, plus de 50 prélèvements d’organes ont été effectués. Un record en France. Les greffons recueillis ont prolongé ou sauvé la vie de plus de 120 personnes. A l’heure où ses anciennes collègues goûtent une retraite méritée, Eliane Ringot continue d’apporter la vie aux uns via la mort des autres. Au chevet des greffés pendant plus de trente ans, elle a choisi, en 1995, d’ «aller au début de la chaîne». Aujourd’hui, elle reste admirative devant ces familles qui lui disent «oui». «Imaginez: votre enfant ou votre conjoint vient de disparaître brutalement. Et moi, je vous parle d’autres personnes qui ont besoin de ses organes.»

A présent, quand des proches encore sous le choc lui lancent: «Vous n’avez pas honte de ce que vous faites?», elle les regarde droit dans les yeux et répond calmement: «Non, je n’ai pas honte.» Puis elle explique pourquoi. «J’ai connu l’attente de ces malades, condamnés à mourir faute de dons d’organes. J’ai vécu avec ces greffés qui fêtent deux anniversaires, celui de leur naissance et celui de leur transplantation.» Sa capacité à émouvoir et à convaincre les plus réticents, Eliane Ringot l’attribue modestement à son expérience: «Peut-être se disent-ils que je n’ai pas 20 ans, que ce que je raconte doit être sérieux.» Les familles sont unanimes. «Elle est d’une humanité sans bornes», confie Pascale Blanchard, qui, sept mois après la disparition de son petit garçon, continue de l’appeler régulièrement: «Quand je ne vais pas bien, je sais que je peux lui parler.» Cette année, le frère d’un défunt lui a demandé la permission de l’embrasser, quand tout fut fini.

«Elle a une aura extraordinaire», témoigne Michel Moreeuw, kinésithérapeute lillois qui, en 1996, a perdu brutalement Manu, son enfant de 19 mois. Il n’a pas oublié «la gentillesse incroyable» de celle qu’il décrit affectueusement comme «une sage-femme à l’autre bout de la vie». «Elle a donné à ce geste une dimension affective que je n’oublierai jamais. Elle nous a assurés qu’elle resterait avec Manu jusqu’à la restitution du corps. Grâce à elle, il est resté quelqu’un jusqu’à la fin.»

Le soir, seule dans sa maison de Carvin, Eliane Ringot téléphone souvent à sa sœur ou à ses nièces: «J’ai beau m’être blindée, je ne peux pas toujours tout garder pour moi…» Parfois, son entourage lui dit qu’à force de s’occuper des autres elle ne prend plus assez soin d’elle. «Depuis cinq ans, je me jure que c’est la dernière année, mais il y a un tel manque de coordinatrices…» Et puis, que faire ensuite? «J’ai toujours voulu être infirmière.» La première qu’elle a rencontrée avait les traits d’une religieuse qui venait lui administrer des piqûres lors d’une maladie survenue à l’âge de 7 ans. Dix ans après cet épisode, la jeune fille passionnée de lecture n’attend pas d’avoir son bac pour passer avec succès les examens de l’école de la Croix-Rouge, à Lens. Elle est trop jeune? On l’accepte tout de même. Un an plus tard, elle pratique sa première intraveineuse sur son père, victime d’un ulcère: «Je lui ai fait croire que j’en avais l’habitude. Ce n’était pas vrai, mais j’ai réussi. Il était très fier de moi.»

Après son embauche, en 1965, au CHR de Lille, Eliane Ringot pénètre pour la première fois dans un bloc opératoire: «J’ai eu une révélation.» Le mari et les enfants attendront… «Je veux faire les choses à fond et comme il le faut. C’était soit l’un, soit l’autre…» Infirmière stricte et rigoureuse – «dans le service, j’ai une réputation de dragon» – elle est nommée surveillante en chef, avant de devenir coordinatrice des prélèvements, un poste créé en 1995 dans l’espoir d’augmenter les dons d’organes.

Depuis sept ans, Eliane Ringot conserve dans un dossier les cartes des familles qui la remercient pour sa «gentillesse», sa «chaleur», sa «générosité» … Sur l’une d’elles, on peut lire : «Nous souhaitons vivement que les trois petits enfants greffés soient en bonne santé et que leur avenir soit fait de joie, de bonheur et, surtout, de bonne santé.» A l’heure actuelle, en France, plus de 6 000 personnes sont en attente de greffes d’organes.

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