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On m’a demandé…

Parce que ceci n’est qu’un jet de ma pensée, un exutoire, et ne reflète ni la totalité de mon état d’esprit, ni celui des autres :

On m’a demandé…

On m’a demandé d’oublier de me battre, que j’avais enfin la paix, et qu’il fallait que je profite de la vie, sans savoir que garder le cap est un travail de tous les jours, et que je ne peux plus me reposer,
On m’a demandé d’oublier le malheur et la souffrance des autres, que je me prends pourtant en plein visage à chaque fois que je les croise,
On m’a demandé d’oublier ces écervelés qui dans la rue se retournent hilares sur les handicapés, trop fiers de leur « style » et de leur intégrité physique. Si je t’enfonce un pied de biche en travers du visage, qui se moquera de qui après connard ?!
On m’a demandé d’oublier ce reportage TV, ou un bébé demande à sa mère de la brancher au circuit de sa machine avant d’aller dormir, la serrant dans ses bras, lui chuchotant un « je t’aime maman », le visage heureux, ne réalisant pas complètement sa situation,
On m’a demandé d’oublier ces gens auparavant actifs, devenus des épaves dans leur fauteuil roulant, le regard bovin, accoutrée d’une blouse amidonnée, portant tout le poids du monde et de la maladie sur leurs épaules,
On m’a demandé d’oublier ces 468 aiguilles plantées dans mon bras, ce millimètre et demi perforant ma peau pas encore reposée de la fois précédente, la peur de cette vue qui aujourd’hui encore me fait tourner la tête,
On m’a demandé d’oublier ce gosse de 14 ans, mon voisin de lit, renfermé sur lui-même, le regard vide, haïssant ce monde et le sort auquel on l’a accroché, regardant son adolescence foutue en l’air,
On m’a demandé d’oublier ces soignants, soit disant présents par leur vocation, mais qui n’ont pas plus d’estime ou de respect pour toi qu’ils l’ont pour leur poubelle lorsqu’ils doivent la sortir le soir… la corvée !
On m’a demandé d’oublier cette Haine profonde, qui me remplit un peu plus chaque jour qui passe, sa définition que peu connaissent réellement, ce sentiment qui te ronge un peu plus au fil des épreuves,
On m’a demandé d’oublier cette maladie, que j’ai personnifiée, pour avoir quelqu’un contre qui me battre, qui souvent a gagné, le plus souvent a perdu, mais qui au final m’écrasera physiquement, si ce n’est pas déjà fait mentalement,
On m’a demandé d’oublier que je suis mort à 21 ans, que tout ce qui a suivi n’était pas vraiment ma vie, cette fuite d’humanité, tendant à approcher le niveau zéro…
On m’a demandé d’oublier, les lits en plastique de l’hôpital, la chaleur étouffante d’un service non climatisé en plein été, la soif qui te tiraille , les crampes, les chutes de tension, les douleurs, la sensation d’état grippal du lendemain matin, l’impossibilité de se mettre debout après plus de 4 heures alité, les larmes, la fatigue, l’épuisement, l’angoisse, ces 40 minutes pieds et poings liés sur une chaise de gynécologie ne tenant que par la rage, et tout ce que mon corps contenait d’adrénaline…

Ce que je n’oublie pas, c’est le don que l’on m’a fait, ces gens si malheureux de la disparition de leur enfant grâce à qui j’écris, là, et ces 1842 heures allongé dans un lit d’Hôpital à réfléchir à ce que j’allais faire de cette vie, et ce avant le retour à la case départ.
Ce que je n’oublie surtout pas, c’est le bonheur des gens qui une fois greffés, retourneront je l’espère à une vie plus insouciante que leur calvaire actuel,
Ce que je n’oublierai jamais, c’est de vous rappeler chaque jour, chaque heure, chaque minute l’importance de parler du don, que vous soyez d’accord ou non sur l’acte, on ne décide plus rien lorsque l’on n’est plus de ce monde…

Tristan Corrion
 

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2 Commentaires

  • J’ai longtemps écrit de tels textes de révolte dans mon adolescence, si isolé du monde, qui ne pouvait ressentir ce que je ressentais. L’hôpital, la dialyse furent même une délivrance, plutôt que ce supplice du pendule.

    J’ai été greffé, je suis retourné dans le monde, mais jamais tout à fait, comme placé derrière un miroir, dans une vision décalée.

  • Tristan, quelle émotion en tombant par hasard sur ton texte… J’avais il y a 13 ans, quelques mois avant ma première greffe, écrit un texte étrangement similaire… La ressemblance est vraiment terriblement troublante. Je me dois de constater avec amertume que ce fardeau que nous trainons est bien cruellement le même chez chacun d’entre nous.
    Pour ma part, 13 ans plus tard, je pourrais écrire le même texte, en remplaçant 20 par 33: greffon en fin de course, retour à la case départ: dialyse, liste d’attente interminable, affaiblissement progressif et inéluctable… Je ne suis pas sûre d’avoir la force de me battre à nouveau.

    Voici donc mon texte:

    On m’a demandé d’oublier….
    …qu’on est encore jeune à 20 ans
    …qu’en principe on a la chance d’avoir toute la vie devant
    …qu’on est à l’âge des projets: travail, famille, enfants
    …ce qu’est la sérénité dans les yeux de ses parents

    On m’a demandé d’accepter….
    …que s’envolent les sourires et les moments insouciants
    …que chaque journée se transforme en parcours du combattant
    …que fassent partie de ma vie ces aiguilles stériles, ces couloirs blancs
    …qu’une machine vienne purifier tout ce poison dans mon sang
    …que l’avenir ne soit pour moi que synonyme d’instant présent

    On a osé m’imposer….
    …d’être déjà vieille à 20 ans.

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