Actualités

Le récit

Yvanie CailléTémoignage publié en septembre 2002.

Toute douleur qui n’aide personne est absurde.
André Malraux

Fin juillet 2002, quelques semaines après ma greffe, j’ai pris la décision soudaine de créer ce site et de porter par écrit le récit de mon aventure.

Je crois que je me suis souvenue de la détresse que j’ai ressentie lorsque mon état de santé s’est dégradé et m’a conduit en dialyse. Parce que je ne connaissais personne qui soit déjà passé par là, parce que j’étais terrorisée par ce qui m’attendait, parce que j’ignorais tout du traitement et de ses conséquences.

Cette peur de l’inconnu a rendu les choses encore plus difficiles, et je pense aujourd’hui que si j’avais pu échanger avec d’autres personnes ayant vécu des expériences similaires, mon angoisse aurait été bien moins grande.

Ce témoignage est donc destiné à tous ceux qui sont confrontés de près ou de loin à l’insuffisance rénale, les malades et leurs proches, ou simplement aux curieux qui souhaitent s’informer sur le sujet.

Il ne représente que ma vision personnelle de cette aventure, des obstacles et des difficultés que j’ai rencontrés, de mes peurs et de mes déceptions, mais aussi et surtout de mes espoirs et des victoires, petites et grandes, qui ont pavé mon chemin.

J’espère qu’il saura avant tout redonner courage à ceux qui se sentent dépassés ou submergés par la maladie. Il y a toujours des possibilités. Il faut simplement choisir la voie de la vie.

Nouveau : comme mon récit est particulièrement long, et pour faciliter les choses à ceux qui préfèrent le découvrir sur papier plutôt que sur écran ou qui souhaitent économiser leurs temps de connection à internet, une version pdf imprimable est disponible.

L’histoire de ma maladie commence fin 1985. J’ai alors 12 ans, je suis en classe de quatrième à Alençon. On découvre par hasard que mes urines contiennent du sang et de l’albumine. Je suis donc orientée vers le néphrologue de l’hôpital d’une ville voisine. Il établit un premier diagnostic de glomérulonéphrite aiguë, me prescrit un traitement antibiotique pour trois semaines et demande une surveillance biologique, urinaire et sanguine.

Quelques mois plus tard, en février 1986, ma protéinurie a augmenté à 3.6 g/24h, alors qu’elle aurait dû progressivement disparaître. Hormis cette anomalie, je n’ai aucun symptôme particulier, et ma créatinine est tout à fait normale, à 70 µmol/l. Il est donc décidé que je dois subir une biopsie rénale, elle est programmée pour le 28 mars suivant.

La biopsie se déroule sans encombre, et les résultats arrivent environ un mois plus tard : j’ai une “glomérulonéphrite segmentaire et focale à dépôts d’Iga”, aussi connue sous le nom de maladie de Berger. On m’explique qu’il s’agit d’une maladie chronique qui peut évoluer vers l’insuffisance rénale, puis vers la dialyse. Tout cela reste très abstrait pour moi, je n’en mesure pas vraiment les implications, et je n’ai d’ailleurs aucune idée de ce que peut bien être la dialyse. Dans l’immédiat, je me sens tout à fait bien, et je mène une vie parfaitement normale, sans aucun médicament. La seule précaution à prendre est la limitation des foyers infectieux, et comme je suis une spécialiste des maux de gorge à répétition, je dois être opérée des amygdales. L’intervention a lieu peu après dans une clinique ORL de la même ville. J’en conserve un mauvais souvenir, les suites sont plutôt difficiles, mais au bout d’environ deux semaines tout est rentré dans l’ordre.

Pourtant, en juin suivant, un nouveau contrôle biologique montre que la protéinurie a de nouveau augmenté à 5.5 g/24h.

Mes parents reçoivent un courrier de mon néphrologue, qui se dit “ennuyé”par l’aggravation rapide de ma maladie, et souhaite mettre en ouvre un traitement par corticoïdes. Je me souviens que j’avais vu quelques jours plus tôt un reportage sur la fin de la vie d’Elvis Presley, et que les termes exacts de la voix-off qui commentait les images du king complètement boursouflé étaient “défiguré par la cortisone”. Autant dire que je redoute particulièrement ce médicament, et l’avenir prouvera que j’ai bien raison !

Je suis donc hospitalisée en septembre 1986, alors que ma protéinurie est passée à 8g/24h. Pendant les perfusions de cortisone (500 mg de Solumédrol par jour pendant trois jours), je me sens vraiment mal. Tantôt surexcitée et euphorique, tantôt complètement déprimée, je suis continuellement en sueur et je tremble comme une feuille. C’est difficile à supporter, d’autant plus que je suis très déçue par l’attitude des médecins qui s’occupent de moi. Ils parlent de moi en ma présence exclusivement à la troisième personne, font comme si je n’étais pas là, à aucun moment on ne m’explique ce qui se passe ni pourquoi on me fait cela.

J’ai l’impression d’être un objet, ce qui n’avait absolument pas été le cas lors de ma première hospitalisation dans le service pour la biopsie. Ce manque d’humanité me choque profondément, il va à l’opposé des raisons pour lesquelles je voulais justement épouser cette profession, et sème le doute dans mon esprit.

Juste avant ma sortie, mon néphrologue vient m’annoncer que je vais “prendre des joues” (un bel euphémisme !) et que je devrai suivre un régime sans sucre et sans sel strict. Je commence aussi à avoir des maux d’estomac très violents. Tout ça n’est pas pour me remonter le moral. On me réexpédie à la maison, le traitement continue à raison de 50 mg de Solupred en comprimé chaque jour plus un sachet de Maalox “si besoin”…

Les six semaines qui suivent n’arrangent pas les choses. Je suis mon régime alimentaire de façon très stricte, mais ça n’empêche pas ce que je redoutais de se produire : je me transforme physiquement, je gonfle presque de jour en jour. J’ai de l’acné, des vergetures apparaissent sur mes cuisses, je prends six kilos en un mois et demi. La rentrée scolaire a eu lieu, je dois donc affronter les railleries de mes petits camarades, pas vraiment tendres à cet âge. J’ai de plus en plus de mal à me concentrer au collège, mes résultats scolaires en pâtissent et les tremblements continuent de plus belle. Devant la dégradation de mon état et surtout de mon moral, mes parents décident d’aller consulter un autre médecin, conseillé par une connaissance dialysée puis greffée. Nous voici donc partis en direction du CHU d’une autre grande ville, à environ deux heures de route.

Le professeur que nous rencontrons nous annonce d’office qu’il a été montré qu’une corticothérapie n’avait aucune efficacité dans le traitement de ma maladie : j’ai donc subi tout cela pour rien ! Le traitement sera donc stoppé progressivement, par contre je dois continuer le régime sans sel (beurk) et surveiller de près ma tension artérielle. Il ne peut se prononcer quant à l’évolution possible, l’insuffisance rénale terminale est une possibilité, mais sous quel délai ?

Maman lui signifie déjà sa volonté de me donner un rein si jamais cela s’avère un jour nécessaire, bien que ce ne soit pas un sujet d’actualité pour le moment. Elle est secrétaire médicale, et s’est largement documentée sur le sujet des greffes dès que le diagnostic a été posé. Elle a aussi longuement interrogé les médecins avec lesquels elle travaille. De mon côté, tout cela reste très flou. Une greffe ? J’ai du mal à concevoir ce dont il peut s’agir… Je veux me persuader que je ne suis absolument pas concernée.

Durant les mois qui suivent, les effets secondaires de la cortisone s’estompent peu à peu, même si je perds mes kilos beaucoup moins vite que je ne les ai gagnés. Cependant, les choses rentrent progressivement dans l’ordre, la maladie est de moins en moins présente dans ma vie et dans mes pensées. Bientôt, je refuse même d’aborder le sujet avec ma famille. Affaire classée !

Je retourne en consultation de néphrologie tous les 6 mois au début, tous les ans par la suite. Devant une tension artérielle un peu élevée, je débute un traitement antihypertenseur à base de Rénitec. Ma maladie semble se stabiliser, la protéinurie diminue peu à peu, ma tension reste stable à 13/9 en moyenne. Je sais que dans certains cas, la maladie de Berger cesse d’elle-même son évolution, et je me persuade que ce sera vrai pour moi.

En 1990, j’ai 17 ans, je quitte le domicile familial pour faire une math sup à Caen après avoir obtenu mon bac C avec une mention bien.
J’intègre l’Institut national des sciences appliquées de Rouen en 92 et j’obtiens trois ans plus tard un diplôme d’ingénieur en Génie mathématique. Aucun problème médical particulier durant cette période, si ce n’est un premier épisode d’infection urinaire qui dégénère en pyélonéphrite, faute d’antibiotique adapté. Tout rentre rapidement dans l’ordre et se solde par une semaine de repos chez papa-maman. Je referai plusieurs infections urinaires dans les mois qui suivront, qui seront toutes traitées avant d’atteindre les reins.

La surveillance de ma maladie se résume maintenant à des examens biologiques périodiques. Je ne suis pas retournée en consultation de néphrologie depuis longtemps, ce n’est prévu qu’en cas d’anomalie particulière. Ca m’arrange bien. Je fuis les médecins comme la peste, je ne consulte que lorsque cela devient absolument nécessaire.

En 1995, un courrier à l’attention de mes parents statue : “La glomérulopathie à dépôts d’IGA diagnostiquée en 1986 chez votre fille, Yvanie, a évolué favorablement avec 10 ans de recul : protéinurie actuelle à l’état de traces, créatinine sanguine limite (130 µmol/l), absence d’hématurie microscopique.”. Ce sont de bonnes nouvelles, qui ne me surprennent pas outre mesure. Durant toutes ces années, j’ai eu le temps de me persuader que je n’avais pas grand chose à craindre de cette affection qui n’a du reste jamais provoqué aucun symptôme. Alors j’y pense le moins possible. Cela devient une sorte de rituel, c’est un peu comme si le simple fait de l’évoquer risquait de la réveiller ou d’attirer le mauvais sort sur moi. Je m’efforce de l’oublier en espérant que la réciproque sera vraie.

A la même époque, je rencontre Dominique, et nous nous installons quelques mois plus tard à Paris dans un deux pièces du 16ème arrondissement. Je commence à travailler, nous voyageons beaucoup, tout va pour le mieux. Je lui ai parlé de mon problème de santé, et de ses issues possibles. Je pense qu’il en a compris les implications éventuelles, mais tout comme moi, il n’a aucune notion de leur réalité ni de ce que cela pourrait entraîner.

En février 98, je consulte un généraliste de mon quartier pour une fièvre persistante. Il diagnostique une grippe, me prescrit du doliprane et un arrêt de travail de 8 jours. Les choses ne s’arrangent pas, je me sens de plus en plus mal et la fièvre grimpe toujours. Retour chez le médecin, qui demande des analyses d’urine et de sang. Une infection urinaire est détectée, mais en plus ma créatinine est maintenant à 292 µmol/l. Coup de téléphone du médecin qui veut me voir en consultation très rapidement. Il nous annonce que je suis à la limite de la dialyse (arg !) et qu’il faut consulter un spécialiste au plus tôt. Panique à bord !

Dès le lendemain, nous avons rendez-vous chez un néphrologue qui me dit que j’ai une pyélonéphrite (que je traîne quand même depuis 10 jours sans traitement.), me prescrit des antibiotiques et nous rassure quant à la créatinémie : elle est certes élevée, et traduit une insuffisance rénale, mais ne justifie absolument pas la dialyse pour le moment.
Je dois refaire un contrôle biologique dans quelques jours, et passer une échographie des reins. Je suis épuisée par l’infection.

Durant la semaine qui suit, les antibiotiques font peu à peu leur effet, la fièvre tombe. Je passe mon temps à dormir. Les résultats des nouveaux examens s’avèrent normaux, la créat est redescendue à 240 µmol/l.

Tout va bien !

Début juillet 2000, nous partons passer un weekend chez mes parents. J’en profite pour aller faire faire ma prise de sang bimestrielle au labo qui m’a suivie durant mon adolescence. Quelques heures après le prélèvement, alors que Dominique et moi sommes partis faire du shopping en ville, maman reçoit un coup de téléphone paniqué du directeur du laboratoire : je suis hyperkaliémique, mon potassium atteint pratiquement 7 µmol/l. Il demande que je me rende aux urgences de l’hôpital local pour passer un ECG.

L’examen se révèle normal, mais mon taux de potassium reste élevé, et ma créatinine est à 380 µmol/l. On me donne du kayexalate, et à mon grand désespoir, en l’absence de la néphrologue de l’hôpital qui est apparemment injoignable, l’interne de garde refuse de me laisser sortir. Je devrai donc passer la nuit à l’hôpital. Pire, on viendra me prendre du sang toutes les deux heures pour vérifier le potassium ! Autant dire que je passe une mauvaise nuit, en plus mes veines sont difficiles à piquer, je me retrouve avec des hématomes aux plis des deux coudes, aux poignets, et même aux pieds ! Moi qui pensais “bêtement”qu’on devait préserver le capital veineux des insuffisants rénaux…

Le lendemain, mon potassium est redescendu à 5 µmol/l. La néphrologue me laisse finalement sortir. Quel week-end. De retour à Paris, je consulte mon médecin qui est très surpris de ce qui s’est passé et surtout de l’attitude de l’hôpital. Ma kaliémie est plus ou moins normalisée, aux alentours de 5. Je continue de prendre du kayexalate chaque matin, et je dois proscrire certains aliments de mon alimentation, parmi lesquels les bananes.

Rien de bien terrible, en fait – à part que j’aimais bien ça, les bananes !

Aucun événement notable à signaler durant les mois qui suivent. Nous quittons notre petit appartement pour une maison que nous avons achetée dans le Val de Marne. Entre la recherche de ce logement, les formalités pour son achat et le déménagement, je n’ai guère le temps de penser à mon état de santé.

Premier semestre 2001

L’hiver s’installe, sans événement particulier. En février, ma créat est à 410 µmol/. Elle augmente lentement mais sûrement. Mon hémoglobine est à 9.4, je me sens fatiguée. Le néphrologue décide de débuter un traitement par EPO, une injections de 4000 unités d’Eprex par semaine. Cela se révélera très efficace, puisque mon anémie disparaît rapidement. Ce regain d’énergie me fait oublier que ma fonction rénale se détériore de mois en mois et de plus en plus rapidement.

Juillet-août 2001

Les analyse effectuées viennent me rappeler à l’ordre plutôt brutalement : la créatinine est maintenant à 640 µmol/l ! C’est Dominique qui est allé chercher les résultats, et il m’appelle au bureau, paniqué, pour me les communiquer. Je tombe de haut. Pour la première fois, je me rends à l’évidence que la dialyse me pend au bout du nez. Je n’y avais jamais tout à fait cru auparavant. Je réalise que je ne sais rien de ce traitement. Jamais je n’ai été réellement informée sur le sujet. Qui plus est, j’ai toujours refusé de m’y intéresser, tant j’étais persuadée que cela “ne pouvait pas m’arriver”. J’avais tort. Que de temps perdu !
Je me précipite sur internet pour y rechercher des informations. Ce que j’y trouve me laisse perplexe, il y a très peu de site en langue française. Je tombe finalement sur quelques sites US qui abordent le sujet, et ce que j’y découvre me conforte dans l’idée que “ça n’est pas pour moi”. Je n’arrive pas à m’imaginer dépendante d’une machine. Pourtant l’issue semble inéluctable.

Le soir même, nous sommes tous les deux dans le cabinet du néphrologue. A notre grand soulagement, il pense que cette élévation soudaine de la créatinine est due à une intolérance au Rénitec. Il le remplace par un autre antihypertenseur, et rendez-vous est pris d’ici un mois pour une consultation précédée d’une prise de sang.

Je sors de la consultation avec l’intime conviction que finalement rien n’est joué, que j’ai encore du temps devant moi et que cette journée ne sera qu’un mauvais souvenir sans autre conséquence. La créat va baisser, c’est sûr. Il le faut. Après tout, je me sens plutôt bien, je n’ai toujours pas de symptôme particulier.

Août s’écoule calmement, nous passons quelques jours au bord du lac de Côme en Italie, tout semble aller pour le mieux.

Septembre 2001

Le samedi 1er septembre au matin, retour au cabinet du néphrologue. Je viens d’avoir une prise de sang, les résultats lui sont communiqués par téléphone. Je vois son visage s’assombrir quand il en prend connaissance. La créat a encore augmenté, elle est à présent à 800 µmol/l. Cette fois, l’issue est claire. J’ai la tête qui tourne et je me mets à trembler sans pouvoir m’arrêter. Il tente de me rassurer : “Vous savez, la dialyse, ce n’est pas si terrible, vous allez au centre tous les deux jours et vous y passez 4 heures, en dehors de ça, votre vie continue comme d’habitude.”. Je ne suis pas persuadée que c’est ce que j’avais envie d’entendre.

Pour la première fois, j’entends parler de fistule. “C’est une petite intervention très simple, il faut la prévoir rapidement”. Nous lui expliquons que nous devons partir en vacances aux USA dans quelques jours. J’ai très peur qu’il nous demande de renoncer à ce voyage, que je prépare activement depuis plusieurs mois. Mais hormis l’élévation de la créatinine, mes résultats ne montrent aucun autre signe de gravité, et il ne me trouve rien de spécial à l’examen clinique. Nous avons donc son feu vert. “Vous verrez le chirurgien avant votre départ, de façon à programmer la création de la fistule pour votre retour”. Il me recommande aussi de bien profiter de ce séjour, qui risque d’être le dernier avant quelques temps. J’ai l’intention de le prendre au mot.

En fait le chirurgien est en vacances, impossible d’avoir ce rendez-vous avant notre départ. Avec l’accord du néphrologue, je le verrai quelques jours après notre retour en France.

Notre séjour débute par quelques jours à Reno puis au Lac Tahoe. Bien que ces deux sites soient très proches, ils sont complètement différents. Le premier est une petite ville de jeux, une sorte de petite Las Vegas avec un côté désuet et vieillot. Le second est un Parc naturel, un lac magnifique entouré de montagnes, un véritable paradis pour les amateurs de balades. La première partie de notre séjour se passe sans encombre, je me sens plutôt bien, même si je commence à ressentir une certaine fatigue mise sur le compte du décalage horaire. Je fais le maximum pour respecter mon régime à faible teneur en protéines. C’est plus facile que je ne l’aurais pensé, mon appétit est loin d’être vorace.

Nous voici à Las Vegas ! C’est la quatrième fois que nous nous rendons dans cette ville complètement folle, que j’ai détestée lors de ma première visite. Depuis, mon intérêt est allé en grandissant, au fur et à mesure que je la découvrais. A présent, je l’adore, c’est un endroit où tout est possible, qu’il faut prendre pour ce qu’il est et rien de plus : le plus grand parc d’attraction du monde. Il y en a vraiment pour tous les goûts, et pas seulement pour les joueurs. Nous explorons les hôtels casinos, nous nous essayons aux machines à sous, nous testons les attractions. Ma fatigue s’intensifie, je commence à faire des siestes l’après midi et à piquer du nez lors des trajets en voiture. Pourtant, je dors de plus en plus mal, j’ai toute la nuit des impatiences dans les jambes qui m’empêchent de trouver le sommeil. J’ai aussi depuis quelques jours des hématomes sur tout le corps, le moindre choc occasionne un gros bleu. Alors que nous nous lézardons en maillots de bain au bord d’une piscine, une amie que nous avons retrouvée sur place me demande en plaisantant si Dominique me frappe. Des démangeaisons de plus en plus intenses me dévorent les membres. Un matin, je me réveille en saignant du nez, mon oreiller est maculé de sang.

Nous restons six jours à Las Vegas, puis direction Salt Lake City, la ville des Mormons. Nous y arrivons le 10 septembre au soir. Dominique voudrait profiter de la soirée pour découvrir la ville “by night”, mais je ne m’en sens pas la force, je suis épuisée et je préfère me coucher tôt avec l’absurde espoir d’être en forme le lendemain. Une fois de plus, je ne parviens pas à trouver le sommeil, mes jambes sont agitées de mouvements irrépressibles. Je ne m’endormirai que vers 7h du matin. Dominique me réveille environ deux heures plus tard et nous découvrons avec stupeur l’atrocité des attentats. Nous vivons en direct sur CNN l’impact du second avion sur le WTC et l’effondrement des deux tours. Soudain, je me précipite vers les toilettes : j’ai la nausée. Je la mets sur le compte de l’horreur de la situation. Après m’être “débarrassée”de mon petit déjeuner, je vois des gouttes de sang s’écraser dans la cuvette des WC. Une fois de plus, mon nez s’est mis à saigner sans raison apparente.

Nous parvenons finalement à nous décoller de la télévision pour nous rendre en ville. L’atmosphère qui y règne est lugubre. De nombreuses boutiques ont fermé leur porte. Les américains que nous croisons semblent atterrés.
Sale journée ! Nos vacances se poursuivent pourtant, tant bien que mal. J’ai maintenant des nausées chaque matin au réveil, de plus en plus d’hématomes et de saignements de nez. La fatigue est également omniprésente, je dors presque systématiquement lors de nos déplacements en voiture et je renonce à plusieurs visites, préférant rester à l’hôtel pour tenter de trouver le repos dont mes nuits agitées me privent. Je me nourris de moins en moins.

Nous sommes sensés prendre un avion pour nous rendre à Denver, mais tous les vols sont supprimés. Nous effectuons donc le trajet en voiture, 8 heures de route à travers l’Utah, le Wyoming et le Colorado. C’est long, mais le paysage est plutôt joli, même s’il reste très monotone : de gigantesques prairies, quelques montagnes au loin, et c’est à peu près tout.
Denver est notre dernière étape avant le retour sur Paris, et je commence à stresser énormément. Je pressens les épreuves qui m’attendent, et je ne peux que constater la dégradation brutale de mon état, même si j’ignore à quoi correspondent exactement mes symptômes. Je décide de profiter au maximum des quelques jours qui restent. C’est une bonne résolution, mais difficile à mettre en œuvre tant je me sens diminuée.

Tant pis pour le régime pauvre en protéine, nous décidons de goutter la viande de Bison locale dans une steakhouse réputée. Je ne parviens à en avaler que quelques bouchées, avant de “caler” définitivement.

Nous visitons la ville, qui n’a pas un intérêt majeur mais reste plutôt sympathique. Notre dernière journée est consacrée à la découverte du zoo. J’ai dû m’asseoir sur à peu près tous les bancs disponibles, j’ai maintenant du mal à mettre un pied devant l’autre et je m’essouffle de plus en plus. Mes chevilles et mes pieds sont continuellement enflés et je ne mange presque plus rien.

Nous croisons les doigts pour que notre avion soit maintenu. Nous avons entendu que 50% des vols vers l’Europe étaient toujours suspendus. Je me sens de plus en plus mal et je crains que nous restions coincés à Denver. En d’autres circonstances, je n’aurais certainement pas craché sur quelques jours supplémentaires de vacances forcées ! Une dernière nuit (blanche) et nous voici finalement à l’aéroport. Ouf, notre vol est maintenu. En plus nous avons pu obtenir des upgrades en classe affaire grâce à nos cartes de fidélité. Nous sommes installés comme des pachas ! Le vol se déroule plutôt bien et nous atterrissons sans encombre à Paris.

Dès le lendemain, Dominique tente de m’obtenir un rendez-vous chez le néphrologue, comme cela avait été convenu avec lui. Mais malgré des demandes insistantes auprès de son secrétariat, il n’est pas possible de le rencontrer avant deux semaines. Je me demande comment je vais tenir tout ce temps.

24h après notre retour, soit le 20 septembre, je reprends le travail. Mes collègues me trouvent une sale tête, que je leur explique en prétextant le décalage horaire. Je me traîne lamentablement au bureau, je renonce à les accompagner pour déjeuner (de toute façon je ne peux quasiment rien avaler), je tremble de plus en plus, au point que j’ai des difficultés à coordonner mes mouvements et pour couronner le tout je débute un gros rhume, une toux violente et incessante m’épuise encore d’avantage.

Dès mon retour à la maison, le soir, je prends une douche et je file me coucher. Le week-end arrive finalement. Lors de mes recherches sur le net, j’ai découvert que les journées nationales de l’insuffisance rénale se déroulaient un peu partout en France, avec notamment des animations à Paris. J’aurais bien voulu m’y rendre, à la pêche aux infos qui me font toujours cruellement défaut. En fait je dois y renoncer, je suis tellement épuisée que je ne me lève pratiquement pas, la simple idée de devoir quitter la maison me semble complètement irréalisable. Je parviens à m’endormir quelques heures le dimanche après midi, j’ai l’impression que cela me fait du bien mais le soulagement est de courte durée. La nuit, c’est une autre histoire, il y a longtemps que j’ai oublié ce que c’était de faire mes huit heures de sommeil, et je m’estime heureuse quand j’arrive à en cumuler deux.

Lundi matin, retour au boulot, je me sens comme un zombie, je ne dois pas être très productive.

mardi 25 septembre 2001

J’ai rendez-vous en fin d’après midi avec le chirurgien vasculaire dans une clinique parisienne. Dominique m’accompagne. Nous lui expliquons la situation, il me demande si je me sens fatiguée, si j’ai des problèmes digestifs : c’est pire que ça ! Il décide de prévoir l’intervention rapidement, dès le vendredi suivant. Je devrai donc avoir d’ici là une consultation avec l’anesthésiste, il passe un coup de téléphone à sa secrétaire pour me caser dans l’emploi du temps de son confrère dès le lendemain. Il nous reverra également à ce moment là. Il examine mes deux bras, il a beaucoup de difficulté à sentir mes veines et ne sait pas encore sur lequel il pourra créer la fistule.
Je suis soulagée de constater que les choses devraient aller vite maintenant. Il m’inspire confiance, je me sens moins perdue tout d’un coup, rassurée aussi.

Alors que jusqu’à présent je n’envisageais la dialyse que comme une sentence terrible impliquant la fin de ma vie “normale”, la dégradation de mon état m’amène aujourd’hui à la considérer différemment. Elle va mettre un terme à mes tourments, me permettre de continuer. Je la redoute toujours terriblement, mais je ne la fuis plus, je n’en ai plus la force. Je suis en train de mourir, elle est le traitement qui va me permettre de survivre.

mercredi 26 septembre 2001

Nous sommes de retour à la clinique, je rencontre l’anesthésiste. Il m’explique le principe de l’anesthésie loco-régionale, me demande mes antécédents, etc. Il prend ma tension, et me demande si elle est toujours aussi élevée (18/11). Vers la fin de la consultation, on frappe à la porte : c’est le chirurgien.

Il nous demande de le suivre, direction le premier étage, service de dialyse. Il nous présente au néphrologue. Ce dernier m’interroge sur ma maladie, me demande comment je me sens. Il nous explique à tous les deux à quoi sert la dialyse, comment elle se déroule, ce qu’elle va entraîner comme changements dans nos vies. J’écoute religieusement, c’est la première fois que j’ai une information aussi complète sur le sujet. Je pense que si j’avais eu connaissance de tout cela plus tôt, j’aurais certainement mieux vécu moralement ces dernières semaines. Il évoque finalement la dialyse à domicile. Cette solution semble séduisante, en tout cas davantage que le “centre lourd” avec ses contraintes d’horaires, et plus adaptée à notre style de vie. Ce qui m’ennuie le plus, c’est la responsabilité qui incombe au conjoint, qui doit être au moins sinon plus impliqué dans le processus que le patient lui-même, avec toutes les contraintes que cela entraîne. L’idée d’imposer cela à Dominique me dérange. Lui, pourtant, semble très partant, il annonce d’emblée qu’il parviendra à se libérer de ses obligations professionnelles pour suivre la formation. Sa décision semble prise, et de mon côté, je n’ai pas franchement la force d’argumenter ! Malgré mes doutes, son attitude me réconforte, je sais déjà que je ne serai pas seule pour affronter ce qui m’attend.
“Est-ce que tu m’aimeras encore, dans cette petite mort ?”

Ensuite, direction le labo, pour un prélèvement de sang, puis les services administratifs pour préparer mon admission, qui doit avoir lieu le jeudi 27 au soir. Dominique me reconduit au travail où je “reprends” mes activités.

Environ une demi-heure après mon arrivée, mon téléphone sonne. Les résultats de mes analyses sont revenus. Il faut commencer la dialyse au plus tôt, on ne pourra pas attendre la maturation de la fistule. Je dois me rendre à la clinique le lendemain, on me posera un cathéter et la première dialyse aura lieu. Je suis assommée, même si je me doutais que mon bilan sanguin ne serait pas brillant. Après avoir raccroché, je reste sidérée, j’ai du mal à penser clairement.

Je prétexte une migraine et je rentre à la maison précipitamment. Cette fois ci, ça y est, le moment fatidique est arrivé. Je le présentais, mais en l’absence de certitude, il restait irréel, impalpable, et finalement cela me convenait plutôt bien. A présent, il a pris corps, il est inéluctable, et rien ne pourra venir m’y soustraire.

Ce soir là, je pleure dans les bras de Dominique, et pour la première fois je lui avoue que je suis terrorisée.

Jeudi 27 septembre 2001

Ce matin, nous nous levons aux aurores pour être à Paris dès 8h30. Alors que je réunis mes affaires pour préparer ma valise, une certitude me saute à la gorge : j’ai 28 ans et aujourd’hui, ma vie va prendre un tournant, je vais devoir dépendre d’une machine. Il n’y a aucune alternative, aucun autre choix possible.

Evidemment, le périphérique est complètement bouché, nous allons être en retard. Je stresse un moment, puis je renonce et je m’endors alors que Dominique me conduit vers la clinique ! Finalement, nous arrivons dans les temps, mais nous faisons la queue presque une heure aux admissions pour nous entendre dire qu’il faut aller directement au service de dialyse, ce sont eux qui feront les formalités.

Le néphrologue nous attend dans son bureau, il m’explique ce qui va se passer ce matin, nous reparlons un peu de la dialyse à domicile et de ses implications. Il évoque aussi le régime alimentaire qui m’attend, sans sel (encore !), pauvre en potassium et en phosphore. Par contre je vais devoir forcer un peu sur les protéines pour “reprendre du muscle”. Ca n’a pas l’air très réjouissant. Puis il nous dit qu’il faut “y aller”, qu’il y en a pour une petite demi-heure et qu’il vaut mieux que Dominique repasse un peu plus tard. Je suis très stressée et cela doit se voir, il me conseille de me détendre, mais rien n’y fait !

Je me retrouve une petite chambre, allongée sur le lit, j’assiste aux préparatifs. Une infirmière et un aide soignant nous ont rejoints, tout le monde revêt des blouses chirurgicales, masques, gants, etc. On m’installe des champs un peu partout, y compris sur le visage, et on me désinfecte le cou à la bétadine.

J’ignore toujours en quoi consiste réellement la pose d’un cathéter, je sais seulement que cela permet d’accéder à un débit sanguin suffisant pour permettre la dialyse. Mais ce que je vois me fait craindre que la procédure soit un peu plus “invasive” que je ne le supposais. Le médecin réclame un bistouri, ce qui fini de m’en convaincre. Il m’injecte l’anesthésique local dans le cou. C’est loin d’être agréable, mais j’ai la naïveté de croire que la suite sera indolore. En fait, la procédure consiste à introduire un trocart dans la jugulaire, par lequel on fait ensuite passer le cathéter. La principale difficulté étant de trouver la jugulaire, ce qui peut conduire à plusieurs tentatives. Je les sens toutes, et en détail, j’ai l’impression d’être poignardée. En plus je ne vois rien et j’ai du mal à respirer : le champ qui me recouvre le visage me donne l’impression d’étouffer. Je suis très tendue (on pourrait même dire complètement raide !), ce qui ne simplifie certainement pas les choses, j’agrippe instinctivement le drap sans parvenir à desserrer mes mains. A plusieurs reprises, je me mets à gémir et à me débattre. Ca n’est vraiment pas mon style, d’habitude j’intériorise les choses au maximum, mais là c’est plus fort que moi et je ne contrôle plus rien. A chaque fois je sens des mains m’empoigner et me plaquer sur le lit pour m’immobiliser.

Hormis la douleur et la peur, je ne me souviens pas de grand chose, sinon du fait qu’à un moment, j’ai clairement pris la décision de m’en aller sur le champs. Et j’ai même tenté de le faire, en vain évidement !

Faute de pouvoir le placer dans la jugulaire, le cathé atterrit finalement en “sous-clavière” et j’hérite d’un bel hématome à la base du cou, qui mettra plusieurs mois à disparaître complètement. Il est ensuite glissé dans ma veine cave, puis la partie externe est suturée à la peau.

C’est enfin terminé, ça m’a semblé durer une éternité. J’ai perdu dans le processus le peu de forces qui me restaient, je me sens complètement impuissante, dépassée par les événements et terriblement seule.

Ces quelques dizaines de minutes constituent encore aujourd’hui un des pires souvenirs que je conserve de mon expérience… Mais comme elles se situent à son commencement, elles me font redouter le pire quant à sa suite !

Je dois passer une radio des poumons pour vérifier le bon positionnement du Kt. L’aide soignant m’y emmène en fauteuil roulant. J’ai un mal de chien à me remettre debout et à enfiler mon tee-shirt, j’ai l’impression que cela tire sur le Kt et que je vais l’arracher. Je ne parviens pas à me redresser complètement, je reste voutée, penchée vers l’avant. Arrivée en radiologie, je dois de nouveau me déshabiller, puis maintenir ma poitrine collée contre une plaque métallique : une vraie torture.

Finalement, Dominique me retrouve assise dans mon fauteuil roulant alors que j’attends les résultats dans le couloir. A sa tête, je comprends que la mienne ne doit pas être terrible… Nous reprenons l’ascenseur pour le service de dialyse. Il me demande comment ça s’est passé mais je suis incapable de lui répondre.

Les radios sont normales, le Kt est bien positionné : ouf ! Je crois que j’aurais très mal supporté qu’on le trifouille de nouveau. On m’installe dans la même petite chambre, où un dialyseur a été monté. Je contemple la machine avec ses lignes, en plein rinçage… Paradoxalement, et sans doute parce que je suis encore sonnée par ce que je viens de vivre, je suis plutôt indifférente. J’ai surtout hâte qu’on en finisse. J’aimerais me sentir mieux, que tout cela soit derrière moi.
On me branche rapidement. Je vois pour la première fois mon sang progresser dans la ligne jusqu’au dialyseur. C’est assez étrange, je ne peux m’empêcher de penser que c’est ma vie qui s’écoule dans ce tube. Puis je chasse cette idée de mon esprit. Pas besoin d’états d’âmes en plus du reste.

Au départ, je ne ressens rien de spécial, hormis les points de suture qui commencent à me picoter. Je serai dialysée pendant 2h30 pour cette première séance. Le néphrologue me prévient qu’il se peut que j’ai la nausée, mais pour l’instant tout va bien. Peu à peu, une sorte de torpeur me gagne, j’ai du mal à garder les yeux ouverts et à fixer mes idées. Dominique est près de moi, mais nous n’échangeons que très peu, je ne dois pas avoir beaucoup de conversation. Au bout d’une heure environ, je commence à avoir un mal de tête carabiné. On me dit que c’est normal, il s’agit du “syndrome de déséquilibre”, qui se produit fréquemment durant les premières dialyses : le taux d’urée dans le sang baisse trop vite, et provoque une hypertension intra crânienne.

On me donne du paracétamol, sans grand résultat. Au cours de la deuxième heure, je me sens plus que patraque, et complètement barbouillée. Dominique a juste le temps d’appeler une infirmière qui me tend un haricot. J’y déverse le contenu de mon estomac, c’est à dire le verre d’eau que j’ai absorbé un peu plus tôt. La dialyse se termine finalement, j’ai l’impression que ma tête va éclater et le Kt me fait de plus souffrir. Je réalise à peine qu’on me débranche de la machine. Dominique m’accompagne dans le service de chirurgie où je prends possession de ma chambre : je me glisse sous les draps avec soulagement.

J’ai demandé une télévision mais je n’ai absolument pas le courage de la regarder. Je suis groggy et ce fichu mal de tête ne me quitte pas de la journée. Le soir venu, il empire même, et les infirmières ne veulent rien me donner pour me calmer. Je ne parviens plus à parler, à formuler mes pensées. Je suis recroquevillée dans le lit, je ne tente même plus de lutter contre le malaise qui me submerge. Les minutes s’écoulent très très lentement.

Finalement, le chirurgien passe me voir. Visiblement, il ne me trouve pas en forme. Il tente même un “on fait un sourire à son docteur !” sans grand résultat. Je l’entends même parler de repousser la création de la fistule. Il se rend en dialyse en quête d’un néphrologue, et revient accompagné d’un jeune médecin qui me prescrit quelque chose pour m’aider à dormir. C’est très efficace, je sombre sans l’ombre d’un remords. Et sans avoir le temps d’éprouver le moindre soulagement !

Un peu plus tard, j’ignore quelle heure il peut être, j’entrouvre les yeux et ma première pensée va à mon mal de tête… qui a complètement disparu, ouf !

J’ai l’impression de ne jamais m’être sentie aussi soulagée. J’écoute un moment les bruits du couloir, la vie ne s’arrête jamais en milieu hospitalier, même la nuit. surtout la nuit !

Soudain, je réalise que mon pyjama est humide. Je palpe l’oreiller, même constatation. Je vais à la pêche à la télécommande qui me permettra d’allumer la lampe qui se trouve au dessus de mon lit. Je la trouve enfin, que la lumière soit. Je découvre que mes draps et mon oreiller ont tourné au rouge écarlate. Le cathéter s’est mis à saigner, sans doute aidé par l’héparine que j’ai reçue pendant la dialyse. Profondément endormie, je n’ai rien senti.

Appel aux infirmières de nuit, celle qui débarque dans la chambre semble paniquer en me voyant et disparaît aussitôt. Quelques minutes plus tard, une autre arrive, accompagnée du néphrologue qui m’a donné le somnifère. Il entreprend d’appuyer de toutes ses forces sur le point de sortie du KT pour arrêter l’hémorragie. Lorsqu’elle semble jugulée, il me fait un énorme pansement compressif, puis me souhaite bonne nuit et s’éclipse. Deux infirmières prennent le relais, changent mes draps et me débarrassent de mon pyjama. J’hérite d’un sarrau de chirurgie. Le somnifère doit toujours faire de l’effet, je me rendors presque aussitôt.

Je suis de nouveau réveillée un peu plus tard, elles s’affairent autour de moi : le pansement est complètement imbibé de sang, les draps propres aussi, l’hémorragie a continué. Rebelote, elles me refont un bandage encore plus volumineux que le précédent qui m’immobilise pratiquement l’épaule.

Je termine ma nuit plutôt calmement, et en ouvrant les yeux au petit matin, je réalise que malgré les événements qui se sont déroulés, il y avait longtemps que je n’avais pas profité d’autant d’heures de sommeil d’un coup.

Vendredi 28 septembre 2001

Ce matin, je n’ai droit qu’à un thé, la création de la fistule est prévue pour le début de l’après-midi. Je passe un coup de fil à ma maman. Alertée par les nouvelles de la veille, elle me dit qu’elle a prévu de prendre le train pour me rejoindre. Je suis soulagée de savoir qu’elle sera près de moi, Dominique est quant à lui au travail et ne pourra venir qu’en fin de journée.

Une infirmière me dit qu’elle a été prévenue de ce qu’il s’est passé cette nuit et qu’elle veut vérifier mon taux d’hémoglobine pour savoir combien de sang j’ai perdu. Je l’assure que je me sens mieux que la veille (et pour cause, le mal de crâne n’est pas réapparu !). Pourtant quand elle me demande d’essayer de me lever, j’ai beaucoup de mal à m’exécuter : j’ai la tête qui tourne et je me rassieds rapidement sur le lit pour ne pas tomber. Elle me fait une prise de sang, et entreprend de refaire mon pansement.
La matinée passe très vite, j’ai un peu perdu la notion du temps. Soudain, maman est près de moi, elle me remonte le moral. On me prépare pour le bloc : désinfection de mon bras. On me donne un sarrau tout neuf, mon troisième depuis cette nuit.

Finalement, un brancardier arrive et m’annonce qu’il va m’emmener passer une écho-doppler, afin de faire un “mappage” de mes veines, qui facilitera l’opération. L’examen se déroule sans problème, l’échographiste balade une sonde et dessine le trajet de mes vaisseaux avec un gros marqueur noir sur mes deux avant bras. Un appel téléphonique l’interrompt peu avant qu’il ait terminé : c’est le bloc, ils envoient un chariot pour venir me chercher.

Pendant le trajet, j’échange quelques mots avec le brancardier : nous avons le même âge, il est né quelques jours avant moi. Il me demande ce qu’on va me faire, et quand j’évoque la fistule, son visage se ferme. Un peu plus tard, alors que je patiente dans un couloir du bloc opératoire, je l’entends parler de moi à un de ces collègues : “j’ai descendu une fille de mon âge, elle va se faire poser une fistule, ça m’a fait mal au cœur. Je ne me vois pas dialysé à 28 ans.”
Il réalise soudain que je suis là et s’interrompt. J’ai envie de lui dire que moi non plus, je ne m’y vois pas. C’est la première fois que je suscite la pitié, et ça ne m’emballe pas. En fait, jusqu’à ce moment, je n’envisageais cette opération que comme une étape, je réalise soudain qu’elle est bien plus que cela : elle marque mon entrée définitive dans le monde de l’insuffisance rénale. Dans ma vie, j’ai été tour à tour une petite fille, une adolescente, une étudiante, une ingénieur. Quoi de plus rassurant ? A partir de maintenant, pourtant, un nouveau qualificatif va s’ajouter à cette liste : une dialysée. Pas top.

On me conduit dans la salle d’opération, on m’installe sur la table. L’anesthésiste me pose une perfusion au poignet droit, et m’explique qu’il va endormir le gauche. Il enfonce une électrode sous mon bras, qui, sous l’effet d’une stimulation électrique, se met à tressauter sans que je puisse le contrôler. Puis il injecte l’anesthésiant jusqu’à ce que ces mouvements cessent et m’annonce que c’est terminé. Il m’avait avertie que la procédure ne serait pas très agréable, en fait elle est indolore et se déroule sans problème.

Le chirurgien arrive dans la salle, me demande si j’ai froid. Je réponds par la négative, mais il n’a pas l’air convaincu et réclame une couverture chauffante. Une infirmière pose un champ vertical entre mon visage et le futur site de la fistule, je suis un peu déçue de ne plus rien voir et de ne pouvoir assister à ce qui va suivre. L’anesthésiste m’injecte un produit dans la perf en m’expliquant que “c’est pour me détendre”.
L’opération commence, je ne sens que de légères pressions sur mon poignet. J’essaie de suivre les conversations, mais j’ai de plus en plus de mal à me concentrer, je me sens flotter. Je m’endors finalement du sommeil du juste. Je me réveillerai à plusieurs reprises, à chaque fois j’aurai droit à une nouvelle injection de calmant et je replongerai en quelques minutes dans les bras de Morphée.

Après un court séjour en salle de réveil, je regagne ma chambre où maman m’attend. Elle semble rassurée de voir que tout va bien, je n’ai absolument pas mal puisque l’anesthésie est toujours active. Une infirmière me demande de la prévenir dès que je commencerai à ressentir une douleur dans le bras, elle me passera un analgésique dans la perfusion que j’ai conservée.
La néphrologue de garde passe et m’annonce que mon hémoglobine est tombée à 6, à cause du sang que j’ai perdu cette nuit. Durant la dialyse prévue le lendemain matin, on me fera une transfusion sanguine. J’étais supposée sortir de la clinique à la suite de cette seconde séance, mais elle préférerait que je reste au moins pour le week-end. Ca me met un méchant coup au moral.

Le reste de la journée se déroule paisiblement, les analgésiques font leur effet et je me sens bien, même si je suis un peu flagada. Seul le cathéter est toujours douloureux, surtout quand je bouge. Il me contraint à rester sur le dos. J’aimerais bien aller prendre une douche, mais lorsque je demande la permission on me répond qu’entre l’anémie, l’anesthésie et le reste, ce n’est vraiment pas raisonnable. Il ne manquerait plus que je tombe dans les pommes dans la salle de bain. Bref, mes projets d’ablutions sont remis au lendemain.

Je passe une nuit plutôt tranquille, l’infirmière de garde m’a prévenue qu’elle me poserait une nouvelle poche d’analgésique vers minuit, mais je ne m’en rends absolument pas compte.

Samedi 29 septembre 2001

Je me réveille vers 5h du matin. J’appréhende la dialyse qui doit débuter à 7h30, je ne voudrais surtout pas revivre le malaise de la première séance. On m’amène le petit déjeuner, un thé sans lait et deux biscottes sans sel, bref, rien de très excitant. Finalement une aide soignante vient me chercher avec un fauteuil roulant – je ne vois pas bien à quoi il va servir jusqu’à ce que je tente de me mettre debout et que ma tête commence à tourner – et m’engueule parce que je devrais savoir qu’on ne prend pas de petit déjeuner avant une dialyse (ah bon ?).

Nous arrivons au premier étage, et on m’installe dans “la grande salle”, une pièce où siègent six postes de dialyse. Les autres malades sont déjà branchés, et je suis choquée de découvrir que la moyenne d’âge doit tourner aux alentours des 80 ans. Ils semblent tous grabataires, ma voisine directe gît sur son lit, la bouche grande ouverte, les yeux clos. L’ambiance est sordide, personne ne dit un mot, ni les patients, ni les soignants qui s’affairent. Je m’attendais à tout sauf à ça, et mon moral descend une nouvelle fois en flèche. Le coup de grâce sera asséné par l’infirmière qui vient défaire le pansement de mon Kt. Sans même me jeter un regard, elle déboutonne ma veste de pyjama et je me retrouve à moitié dénudée. Je suis tellement choquée que je ne pense même pas à réagir. Je ferme les yeux tandis qu’elle commence le branchement et je sens les larmes couler sur mes joues. Ce monde là n’est décidément pas le mien, je ne peux pas envisager qu’il fasse d’ores et déjà partie de ma vie. Des pensées de plus en plus sombres m’envahissent, je serre les dents pour tenter de ne pas pleurer, en vain. Finalement, une autre infirmière fait remarquer à la première que “je suis une jeune fille” et “qu’elle pourrait au moins me recouvrir avec le drap”.

Je suis un peu rassurée par le contact du tissus. J’entrouvre les yeux, je découvre une fenêtre qui donne sur un ciel grisâtre. J’imagine que je m’envole, je fixe mon esprit sur cette idée bizarre et je me laisse envahir par la torpeur. J’en suis tirée par le néphrologue, qui vient m’expliquer qu’on va me transfuser. Il examine ma fistule nouvellement créée, me dit qu’elle a déjà commencé à “fonctionner” et me colle son stéthoscope sur les oreilles pour que je l’écoute. Il me demande finalement si j’ai des questions et semble surpris que je réponde par la négative. Dans l’état d’esprit où je me trouve, je n’ai absolument pas envie de discuter. Je veux juste qu’on me laisse tranquille.

Il me dit qu’il me verra dans son bureau après la dialyse, que ce sera plus facile pour parler. Tout ce qu’il voudra, pourvu qu’il me laisse reprendre mon vol. Je préfère mille fois divaguer entre les nuages, portée par mes ailes imaginaires, que d’être immobilisée sur ce lit d’hôpital, entravée par des tubes emplis de sang.

La dialyse et la transfusion commencent, pas de maux de tête ni de vomissements cette fois ci, heureusement. Je reste dans un état de semi-conscience provoqué par mon rêve éveillé. Ma maman est soudain près de moi. Elle a été autorisée à rentrer dans la pièce, non sans avoir été munie d’une blouse et de sur-chaussures. Elle semble perturbée de me voir ainsi branchée au dialyseur, et la tête que je fais ne doit pas la rassurer. J’essaie de retrouver le sourire, ça semble fonctionner. Mais je ne suis vraiment pas d’humeur à soutenir une conversation. Finalement, le médecin vient se présenter et tous deux commencent à discuter. Je n’écoute que d’une oreille, mais je les entends aborder le sujet de la greffe et du rein que maman veut me donner.

La dialyse se termine sans encombre, elle a duré trois heures cette fois et j’ai bien supporté la transfusion. J’ai finalement carte blanche pour passer le week-end à la maison, à mon grand soulagement : je ne souhaite qu’une chose à ce moment précis, m’éloigner de cet endroit que je juge alors peu accueillant. Mon Kt a été recouvert d’un pansement étanche. J’ai donc l’autorisation de prendre une douche, j’en rêvais depuis si longtemps ! Je m’exécute avec grand plaisir, puis je retrouve mes vêtements de ville, j’ai l’impression de reprendre forme humaine. Comme convenu, Dominique et moi retrouvons le néphrologue dans son bureau. Nouveau point sur la situation, il me prévient que la transfusion risque de me mettre à plat, puis il ajuste mon traitement : de nouveaux anti-hypertenseurs associés à un bêtabloquant (ma tension est toujours élevée, aux alentours de 18/11, et je suis “légèrement tachycarde”), davantage de diurétiques, du calcium, du fer, la liste est longue. Je parle de mes difficultés à trouver le sommeil, et il me prescrit également du stilnox.

Je suis consciente qu’il tente réellement de me venir en aide, c’est la première fois qu’un médecin me donne une information claire, complète et objective sur les conséquences de mon état de santé. Je m’en veux d’autant plus de mon hostilité manifeste et difficilement explicable à son égard… Pour le moment c’est réellement plus fort que moi ! Du coup, je reste silencieuse, et je laisse à Dominique le soin de poser les questions à ma place. Ce dont il ne se prive pas.

Finalement, nous quittons la Clinique, je suis libre jusqu’au mardi suivant et cela suffit à mon bonheur. J’ai décidé de penser à très court terme, puisque je ne parviens plus à envisager mon avenir différemment.

Après tout, j’ai la chance d’être en vie, ce n’est pas la grande forme mais ça pourrait être pire. Durant ces dernières 48 heures, mon existence a pris un grand tournant, je commence tout juste à en réaliser les conséquences et je n’ose pas encore m’y confronter totalement. Je verrai bien, je me laisserai glisser… Forte de ces bonnes résolutions, je m’endors dans la voiture lors du trajet du retour, et je passe le reste de la journée à légumer devant la télévision, à me faire dorloter… et à m’imaginer que je vole dans un ciel sans nuage.

Durant les semaines qui suivent, la “routine” de la dialyse va s’installer peu à peu. Tous les mardis, jeudis et samedis, nous nous levons aux aurores pour être à la clinique dès 7h30 du matin (le temps de trajet étant d’environ 1 heure, parfois plus, en fonction des encombrements).

Mon état général s’améliore, mon hémoglobine remonte peu à peu, grâce aux effets de la transfusion et surtout à 6000 unités d’Eprex deux fois par semaine. Ma fistule se développe très lentement, une sténose ou un vol vasculaire sont même évoqués, mais ces hypothèses sont levées par une écho doppler parfaitement normale. J’ai beaucoup de difficultés à supporter le Kt, il est souvent douloureux et me contraint alors à m’allonger. Il m’empêche de me tenir droite et de marcher sur de longues distances. Il est “positionnel”ce qui fait que je dois rester à l’horizontale pendant les dialyses, dès que je tente de me redresser un tant soit peu, le débit chute, et la machine se met en alerte.

Notre formation débute malgré tout, Dominique m’accompagne à chaque séance. Nous commençons par des cours sur les fonctions du rein, l’insuffisance rénale et ses conséquences, la dialyse, la greffe, etc. Nous sommes bientôt passionnés par le sujet, avides d’informations, et nous consignons des notes dans un cahier réservé à cet effet. Nous apprenons également le montage et le fonctionnement du dialyseur ainsi que tous les incidents qui peuvent survenir pendant une séance et la façon d’y remédier.

Dominique devient vite capable de gérer la plupart des alertes. Depuis qu’une infirmière lui a montré une aiguille à fistule, il redoute cependant le moment où il devra effectuer les ponctions lui-même. A plusieurs reprises, il assiste au “branchement”d’autres patients et leurs réactions parfois brutales ne sont pas pour le rassurer.

De mon côté, l’obligation de rester allongée pendant les séances m’empêche d’appréhender totalement le fonctionnement et le réglage de la machine, et ça m’énerve ! J’aimerais pouvoir assumer seule ma dialyse, même si on m’a dit et répété que ce n’était pas possible. Quoi qu’il en soit, je souhaite acquérir le plus d’indépendance possible, et cet obstacle m’en empêche pour le moment, j’attends avec impatience le moment où ma fistule pourra être utilisée, même si les infirmières m’assurent que le cathéter a au moins l’avantage de ne pas nécessiter de ponctions.

Nous prenons nos marques et sympathisons bientôt avec toute l’équipe, mes premières impressions ne sont plus qu’un mauvais souvenir. Nous savons maintenant que nous avons affaire à un personnel très compétent et qui met tout en œuvre pour nous faciliter cette période difficile et pour nous aider à la surmonter. Je me détends peu à peu. Depuis qu’une infirmière m’a dit qu’elle avait l’impression que j’allais me jeter par la fenêtre chaque fois qu’elle entrait dans la chambre, j’essaie de lutter contre mon anxiété, avec plus ou moins de succès !

Les séances en elles-mêmes se déroulent plutôt bien, même si le débit limité du Kt ne permet de filtrer qu’une vingtaine de litres de sang. Par contre elles m’épuisent complètement, en général je m’écroule dès mon retour à la maison pour une “sieste” qui peut durer quatre ou cinq heures.
Les choses s’améliorent cependant au fil des semaines, je me force à limiter puis à supprimer ces périodes de repos dans l’espoir de pouvoir reprendre mon activité professionnelle au plus tôt.

Je perds du poids, lentement au départ puis de plus en plus rapidement, j’ai moins d’appétit et le régime draconien qui m’est imposé n’arrange pas les choses. J’arrive régulièrement en dialyse en dessous de mon poids sec qui doit être constamment réévalué à la baisse.

La perspective du passage à la dialyse domicile et celle, plus lointaine mais néanmoins tangible de la greffe nous motive tous les deux pour affronter les difficultés du traitement. Nous prenons les choses comme elles viennent, en tentant cependant d’avancer. Nous tentons également de vivre le plus normalement possible, nous recommençons à sortir, restaurants, cinéma, shopping.
La fatigue, omniprésente, reste souvent un obstacle à ces bonnes résolutions, je m’efforce de la contrôler mais il m’est impossible de l’ignorer totalement.
“ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort”

Nous nous soutenons mutuellement, même si le moral n’est pas toujours au beau fixe. Dominique m’avoue un jour sa peur de me voir “me jeter par la fenêtre” lorsque je suis seule à la maison. Je le rassure en lui disant que dans la mesure où notre maison n’a qu’un étage, je ne risque pas de me faire très mal… En fait, l’idée du suicide a toujours été plus ou moins présente dans mon esprit, même si je n’ai jamais eu l’intention de passer à l’acte. C’est une alternative radicale, une échappatoire que je sais possible, au cas où les choses deviendraient trop difficiles. Je veux maîtriser mon destin malgré les événements, et le fait qu’une telle issue existe me rassure.

En fait, la principale difficulté que je rencontre est le constat que ma vie “d’avant” s’est soudainement et définitivement arrêtée, et que je dois dorénavant compter avec ce fil à la patte qu’est la dialyse. Un quotidien rythmé par les séances itératives, l’impossibilité de faire des projets à quel que terme que ce soit, la certitude que le reste de mon existence sera placé sous le signe de la maladie.

Je commence un long chemin dont je réalise déjà les implications, je me pensais invincible, immortelle, j’avais tort. Beaucoup d’aspects de l’existence auxquels j’aurais accordé de l’importance il y a quelques mois à peine me semblent maintenant totalement anodins et sans intérêt, je décide de ne me consacrer qu’à l’essentiel et de me battre pour lui.
Mon regard sur le monde change, je grandis, je deviens plus forte.

Environ un mois et demi après le début de la dialyse, ma fistule est jugée “bonne pour le service” ! La première ponction a lieu avec une seule aiguille, la ligne artérielle, et le retour veineux se fait sur le Kt. Tout se passe bien.

La séance suivante, il est décidé que deux aiguilles seront posées. Les ponctions se font sans problème, les tubulures se remplissent de sang et la machine est réglée sur un faible débit. Quelques instants après sa mise en marche, je sens une aiguille vibrer, puis la seconde. Une douleur soudaine me vrille le bras, je la signale mais on me répond que c’est normal que les aiguilles soient douloureuses au départ. Je commence à me demander si je vais pouvoir supporter cela à chaque séance, quand le néphrologue remarque un œdème sur mon bras et arrête la machine : la fistule a “claqué”. Je me retrouve avec un superbe hématome sur tout l’avant bras et la main, la sanction d’un minimum de deux semaines supplémentaires de cathéter, et un moral (encore) en chute libre.

Pourtant, une dizaine de jours plus tard, une nouvelle tentative est couronnée de succès, et deux mois presque jour pour jour après la pose du cathéter, il est finalement retiré. A mon grand soulagement ! Non seulement la procédure est très rapide et complètement indolore, mais en plus je retrouve le plaisir de pouvoir me tenir droite sans difficulté, de poser les anses de mon sac à main sur mon épaule, et surtout de pouvoir prendre une douche sans arrière pensée et sans crainte de mouiller le pansement ! Du reste, ce soir là, je vide complètement et à moi toute seule le ballon d’eau chaude.
Sans aucun scrupule, du reste…

Nous sommes maintenant fin novembre, et mon traitement a atteint sa vitesse de croisière. La formation se poursuit, nous sommes très demandeurs et cela semble motiver notre professeur. Il est également décidé que mon bilan pré-transplantation va commencer, il peut en effet être réalisé avant la première consultation en centre de greffe, ce qui permettra d’accélérer le processus. Aucun obstacle apparent n’empêche d’envisager une greffe à partir d’un des reins de ma maman, c’est donc cette piste qui est privilégiée. J’essaie cependant de ne pas la considérer comme acquise, je sais qu’un long chemin reste à faire avant qu’elle ne se concrétise et que de nombreux éléments pourraient la remettre en cause.
Cependant, mon groupe sanguin (O) est le plus demandé et en cas de greffe à partir d’un rein de cadavre, la liste d’attente est très longue. On me parle de quatre à cinq ans. Je me demande déjà comment je pourrai tenir le cas échéant.

je dois également choisir un centre de greffe, pour cela j’interroge à peu près toutes les personnes plus ou moins concernées qui croisent mon chemin, essentiellement des soignants. Je regrette une fois de plus de ne connaître aucun greffé qui aurait pu me renseigner sur le sujet !
Il en ressort que la plupart des grands centres parisiens se valent, il me faut cependant faire un choix.

C’est la clinique qui se charge d’organiser ce bilan, qui sera fait en externe : sur une période d’environ trois semaines, entre le 20 novembre et le 6 décembre 2001, je passe toute une série d’examens : écho-doppler de l’aorte et de la veine iliaque, échographie cardiaque, mammographie, radio des sinus et panoramique dentaire, cystographie rétrograde, fibroscopie gastrique, ainsi que des consultations pneumo, ophtalmo, stomato, gyneco et ORL.

Le tout s’apparente à un véritable marathon, mais est indispensable pour vérifier que je ne présente aucune contre-indication et aucun foyer infectieux. La perspective de la greffe me motive tellement que je traverse cette période pourtant mouvementée avec enthousiasme, et sans aucune angoisse. Tout se révèle normal, j’ai juste une légère gastrite qui nécessite un traitement, je récupère à cette occasion deux photos polaroïdes de l’intérieur de mon estomac ! L’examen ophtalmologique montre également que ma myopie a progressé de 0,5 dioptries à chaque œil, alors qu’elle était stable depuis plus de dix ans. Cette aggravation soudaine s’explique sans doute par mon hypertension au début de la dialyse.

A l’issue du bilan, la clinique se charge également de prendre un rendez-vous avec le centre de transplantation que j’ai choisi, il est fixé au 18 février 2002. Il y a des dates que l’on attend tellement qu’il devient ensuite impossible de les oublier.

Dominique effectue ses premières ponctions (sur ma personne !) avec succès malgré notre stress respectif. J’appréhende la douleur liée à la pose des aiguilles, mais j’ai surtout peur que la fistule claque de nouveau, je suis encore échaudée par l’expérience de sa première utilisation.

Je prends l’habitude d’utiliser des patchs Emla, qui anesthésient la peau au niveau du site de ponction à condition de les poser une heure à l’avance. La douleur ne disparaît pas totalement, mais est atténuée. Malgré tout, je commence à envisager de me piquer moi-même : j’ai l’impression que cela me permettrait de participer plus activement à mon traitement, et de maîtriser un peu plus son processus. Je commence à en parler à la clinique, une infirmière me raconte qu’elle a connu un médecin dialysé qui le faisait et que cela se passait très bien. L’idée fait son chemin…

Finalement, un matin de décembre, je me retrouve avec une aiguille à fistule à la main. Le néphrologue, que je devine sceptique, me donne quelques derniers conseils. Je me lance, je pique, le sang arrive dans la tubulure, c’est réussi ! La seconde aiguille est elle aussi mise en place sans problème. Je réalise alors que je craignais moins le geste en lui-même que l’échec ou le renoncement, et c’est sans doute ce qui m’a permis de sauter le pas sans difficulté apparente.

Je constate que Dominique et mon médecin sont épatés, visiblement ni l’un ni l’autre ne m’en croyaient capable. Le second s’enfuit dans le couloir annoncer “la bonne nouvelle” : la quasi totalité du service de dialyse passera dans la chambre pour me féliciter au cours de la séance. Je n’ai pourtant pas l’impression d’avoir réalisé un exploit, mais plutôt de m’être prouvé que je pouvais vaincre mes appréhensions et apprivoiser un peu plus mon traitement en cessant d’être complètement passive.

La dialyse, c’est un cheval fougueux qui m’a embarquée sans que je puisse l’arrêter. J’ai eu beau m’accrocher aux rênes, tirer de toutes mes forces, rien n’y faisait. Je sais pourtant qu’avec une telle monture, cette stratégie est inutile. Il faut l’apprivoiser, la calmer, la dompter en douceur, sans espérer qu’elle puisse s’arrêter d’un seul coup. Tout ce qu’on peut obtenir, c’est qu’elle ralentisse peu à peu sa course, qu’elle se mette à écouter, pour finalement redevenir contrôlable. Il faut agir avec raison et pas par instinct pour venir à ses fins, et accepter les compromis. Tel est mon objectif.

Au fil du temps et des séances, je deviens du reste de plus en plus à l’aise. J’apprends à connaître le tracé de ma fistule, et je la pique facilement tout en variant les points de ponctions. En fait, la principale difficulté est que l’on ne dispose que d’une seule main, il faut donc commencer par palper la fistule, déterminer l’endroit où l’on veut piquer et s’en souvenir, car une fois l’aiguille en main, plus moyen de se repérer. L’astuce que j’adopte consiste à mémoriser le point de ponction et l’angle “d’approche”, cela fonctionne plutôt bien ! Le geste en lui-même ne m’impressionne bientôt plus du tout, je me concentre sur le bon positionnement des aiguilles et j’oublie presque qu’il s’agit de mon propre bras.

Décembre s’écoule doucement, les fêtes arrivent et je reçois l’autorisation expresse (voire l’ordre !) de faire quelques excès à cette occasion. En fait Noël se déroule chez nous avec nos parents et grands-parents respectifs, cela me permet de concevoir un menu qui soit relativement compatible avec mon régime (pas de marrons dans la dinde, pas de chocolat dans la bûche… entre autres !).

Pour le nouvel an, par contre, Dominique a décidé de m’emmener à Lyon réveillonner chez Bocuse ! Je suis dialysée le 31 au matin, nous prenons le TGV dans la foulée, en début d’après midi nous sommes arrivés à bon port. Après une longue balade dans Lyon et un peu de shopping, nous rejoignons la table de “Monsieur Paul” pour un dîner mémorable. J’oublie un peu la maladie et tout le reste, et je me régale de bon cœur !

Janvier marque l’arrivée du matériel de dialyse. C’est une association de dialyse à domicile qui s’occupe de tous les détails. Le dialyseur flambant neuf est livré et installé, ainsi qu’un système de filtration de l’eau et un osmoseur, tout le matériel nous est fourni, et je loue un lit médicalisé électrique. Heureusement, notre pavillon est doté de plusieurs chambres, nous en dédions une à la dialyse. Elle se trouve vite remplie !

Notre formation se termine, nous avons l’impression d’être “au point”, pourtant nous redoutons tous deux le moment où nous devrons nous débrouiller seuls. En même temps, l’indépendance que nous procurera la dialyse à domicile, la perspective de pouvoir gérer nos emplois du temps avec davantage de souplesse, et accessoirement d’échapper aux embouteillages pour nous rendre à la clinique nous galvanise.

Un samedi matin, début février, le néphrologue se déplace chez nous pour assister en observateur à ma première dialyse à la maison. Elle se déroule sans problème particulier, Dominique s’en sort bien. Nous sommes parés, rassurés, prêts à voler de nos propres ailes !

Pourtant, les séances suivantes verront s’accumuler les soucis techniques et autres pannes de la machine. Les appels aux services techniques Gambro se multiplient, mais comme nous faisons les dialyses en soirée, il faut attendre le lendemain pour obtenir des réponses. Nous sommes régulièrement obligés d’interrompre la séance en cours, et je dois retourner la terminer à la clinique le lendemain matin. Après de nombreux réglages et déplacements des techniciens, les choses finissent par se stabiliser, même si la machine demeure capricieuse et se met souvent en erreur. Nous apprenons à faire avec, et pouvons enfin commencer à apprécier notre “liberté” nouvellement acquise.

Nous dialysons en général les lundis, mercredis et vendredis soir. J’ai repris mon emploi en mi-temps thérapeutique, et j’ai choisi de ne pas travailler les lendemains de dialyses afin de récupérer plus sereinement.

Je rentre en général vers 19h, Dominique un peu plus tard. Il monte la machine et procède à son rinçage pendant que je prends une douche. Nous débutons la séance vers 20h30 en général, le branchement dure environ vingt minutes et la séance 3h30, elle se termine donc rarement avant minuit. Le temps de débrancher, de faire l’injection d’Eprex, de démonter et rincer la machine puis de remettre un peu d’ordre, Dominique ne se couche pas avant 1h30 ou 2h du matin.

Quant à moi, si je supporte en général plutôt bien les deux premières heures de dialyse, la suite est assez difficile : je me sens flagada, parfois un peu absente, et les aiguilles me font de plus en plus mal, surtout la ligne veineuse (par laquelle mon sang m’est restitué). En fin de séances, elles sont tellement douloureuses que je ne pense plus qu’à une chose : que Dominique me les retire. Je reste donc prostrée, incapable de me concentrer sur un bouquin ou sur la télévision et encore moins de soutenir une conversation. Dans ces moments là, le temps passe très très lentement. En plus, mon hypertension refait surface, je me retrouve presque systématiquement avec 20/10 en fin de dialyse, avec des maux de tête que le paracétamol ne calme que très rarement. Aussitôt débranchée, je me précipite au lit, malgré mes scrupules à laisser Dominique se débrouiller tout seul.

Mon état se dégrade pendant cette période, je perds de plus en plus de poids, et le syndrome des jambes sans repos refait surface, plus violent que jamais et malgré de nombreuses tentatives de traitement. Sédatifs, anxiolitiques, anticonvulsivants, rien n’y fait. Pratiquement chaque nuit, mon sommeil est troublé par des mouvements irrépressibles de mes jambes et de mes bras. Parfois, cela ne me réveille même pas, mais Dominique me raconte le lendemain mes “prouesses” nocturnes, il emploie le terme de “convulsions”. Une nuit, je me retrouve même à terre à côté du lit, ce qui a au moins pour effet de me réveiller complètement !

La fatigue s’accumule, je me traîne lamentablement toute la journée, il m’arrive même de piquer du nez dans des circonstances diverses, notamment au volant de ma voiture, sur l’autoroute, alors que je rentre du travail…

On m’envoie finalement chez un neurologue, passer un électroencéphalogramme. Il se révèle parfaitement normal. Le médecin m’oriente alors vers un grand hôpital parisien, où je consulte une spécialiste de l’épilepsie. Elle me prescrit un nouvel EEG avec privation de sommeil et une IRM. Je passe le premier examen très rapidement, mais ni moi ni la clinique ne sommes informés de ses résultats. Pour le second, je dois recevoir une convocation par courrier. Les semaines passent et je ne vois rien venir. Je rappelle la neurologue à plusieurs reprises, en laissant des messages à son secrétariat car elle n’est jamais joignable, en vain. Je n’aurai plus de nouvelle de cet hôpital.

Heureusement, après divers tâtonnements, un traitement qui associe un anticonvulsivant et un sédatif calme mes symptômes. J’ai toujours des crises régulières, mais elles s’espacent peu à peu et surtout sont bien moins violentes. Je retrouve le sommeil !

Mes ennuis ne sont pourtant pas terminés, puisque des problèmes digestifs viennent prendre le relais. J’ai des nausées et des brûlures d’estomac, du coup, j’hésite à m’alimenter normalement, d’autant plus que mon appétit est rarement au rendez-vous. je continue de maigrir. Finalement, je me retrouve un lundi de mars à vomir tripes et boyaux, j’ai de la fièvre et je suis incapable d’avaler quoi que ce soit. Direction la clinique, je dois passer toute une série d’examens pour trouver l’origine du “foyer infectueux”. On me diagnostique une diverticulite, une infection de l’intestin. Un traitement musclé par antibiotiques me remet d’aplomb, sans régler tout à fait mes problèmes digestifs.

Ma tension décide elle aussi de faire des siennes : elle grimpe de plus en plus, même en dehors des dialyses, les médicaments semblent devenus inefficaces. Lors de ma visite annuelle à la médecine du travail, je vois le médecin qui me la prend pâlir : elle est à 25/14. Elle me renvoie à la maison illico presto, avec la consigne de consulter mon néphrologue dès que possible.

Mon caractère en prend un coup, j’ai des sautes d’humeur de plus en plus fréquentes et de plus en plus violentes. Dominique en fait le plus souvent les frais. Je ne me reconnais pas, et lui non plus. Je deviens intransigeante, incapable supporter la moindre contrariété. Je l’engueule pour un rien, je l’insulte même parfois, et surtout je lui dis des choses terribles. J’en suis consciente, mais incapable de justifier mes actes ou mes paroles ni de les contrôler, et ensuite je les regrette.
Je perds pieds avec la réalité, je ne suis plus vraiment moi-même.

La date de mon rendez-vous avec le centre de transplantation est arrivée.

Dominique et moi nous y rendons avec mon dossier sous le bras, nourrissant l’espoir d’obtenir quelques éclaircissements sur ce projet de greffe. Ce que nous apprenons nous comble et nous surprend à la fois : le Professeur me remet plusieurs ordonnances à transmettre à maman afin qu’elle aussi passe rapidement un bilan pré-transplantation, et me demande de choisir une date pour l’intervention. Un peu prise de cours, je réponds que la seconde quinzaine de mai me semble “bien”. Il prend note, et passe immédiatement un coup de fil à la secrétaire du chirurgien pour qu’elle bloque une date ! J’obtiens des rendez-vous avec l’anesthésiste et le chirurgien urologue, ainsi que pour le typage HLA.

Les choses sont rondement menées, et à la condition que les examens que doit passer maman soient concluants, rien ne semble plus s’opposer à ce que je sois greffée très rapidement. Je réalise que jusqu’à ce jour, je n’avais jamais vraiment cru à cette possibilité, ou plutôt je m’étais persuadée qu’un obstacle viendrait d’une façon ou d’une autre s’y opposer. Elle devient maintenant une réalité tangible, et moi qui n’osais plus me projeter dans l’avenir, je commence à envisager le mois de mai comme celui du retour à une vie meilleure.

Même si je sais que la greffe n’est pas une guérison, elle représente l’espoir d’une libération des contraintes et des difficultés liées à la dialyse. Je décide de mettre toutes les chances de mon côté et d’occuper les trois mois qui me séparent de cette échéance à m’y préparer au mieux.

Je m’inscris dans un club de sport et je reprends des activités physiques : natation, aquagym, musculation, stretching, chaque jour ou presque je m’impose une séance de sport. Si j’ai au départ quelques difficultés à respecter cette discipline, principalement à cause de la fatigue qu’elle entraîne, les résultats ne se font pas attendre : je me muscle, je dors mieux, je deviens plus patiente et bientôt je sens que cela devient indispensable à mon équilibre.

Le temps passe, maman me tient régulièrement au courant des résultats de ses examens, qui sont tous excellents. A chaque fois, c’est une nouvelle victoire qui nous rapproche un peu plus de notre objectif commun.

Je sens que cette greffe, elle la souhaite sans doute encore plus que moi. Je me rends compte qu’à chacune de ses visites elle souffre de voir à quel point la maladie et ses contraintes ont affecté nos vies. Elle se désole aussi de me voir toujours plus amaigrie et fatiguée. En plus, comme par hasard, les dialyses qui ont lieu lorsque mes parents sont à la maison se passent rarement sans incident.

Depuis que ma maladie a été diagnostiquée, elle a toujours voulu me donner un rein. Cette idée est longtemps restée en suspens, comme une solution “au cas où”.

Pourtant, tout comme la dialyse, ce n’était qu’une abstraction avant que j’y sois réellement confrontée. Je dois maintenant me faire à l’idée que ma mère va être mutilée à cause de moi, ou plutôt à cause de mon état de santé. Je sais que sa propre vie ne s’en trouvera pas modifiée, que les risques qu’elle encourt sont très faibles et que cette option constitue sans aucun doute la meilleure solution pour moi, c’est aussi une chance inespérée que beaucoup de malades n’ont pas.

Ce sont finalement sa propre volonté et sa motivation qui finissent de m’en convaincre : elle souhaite si ardemment ce don que si je lui préférais l’attente d’un rein de cadavre, elle en serait profondément déçue et attristée. Elle m’a donné la vie, a nourri beaucoup d’espoir pour moi, et me voir dans cet état l’affecte profondément. Dès lors, ce geste lui semble naturel. Je suis pourtant persuadée qu’il ne l’est pas tant que cela, et que beaucoup de parents ne seraient sans doute pas prêts à faire ce sacrifice pour leur enfant.

Cette période d’attente s’écoule plutôt calmement, Dominique et moi sommes galvanisés par la perspective de la greffe et de l’amélioration qu’elle apportera à nos vies, ce qui nous permet de garder un optimisme (presque) à toute épreuve.

Lors d’une conversation que nous avons tous les deux à ce sujet, Dominique m’avoue que s’il était à ma place, il voudrait que tout soit déjà terminé, que la greffe soit derrière lui. Je lui réponds que ce n’est pas de cette façon que je vois les choses. Je veux vivre cette expérience à 200%, et ne surtout pas en rater une miette. Je l’attends non pas comme une épreuve mais comme un événement heureux, dans lequel je veux être partie prenante. J’entrevois déjà toute la signification qu’il va prendre. Je ne veux pas le subir, mais le vivre, le comprendre, et y contribuer dans la mesure de mes possibilités. Je ne l’envisage plus comme un “simple” acte médical ou chirurgical mais comme une aventure à part entière, aux multiples facettes.

Nous continuons nos sorties, nous écumons les brocantes de printemps, allons au cinéma, nous recommençons même à voir quelques amis. Je me remets même à améliorer la déco de notre maison, avec des objets et des meubles chinés à droite et à gauche.

Finalement la fin mai arrive, je me rends à une dernière consultation à la clinique : bonne pour le service ! Même ma tension artérielle est stabilisée (avec quand même quatre anti-hypertenseurs différents et une bonne dose de diurétiques).

Maman arrive sur Paris quelques jours avant la date prévue pour la greffe, elle doit encore passer une artériographie rénale, afin de s’assurer qu’il n’y a aucune contre indication à la transplantation. Je vais la chercher à la gare, puis je la conduis à l’hôpital. Elle passera l’examen le lendemain matin, et sortira le surlendemain. Nous faisons connaissance avec sa voisine de chambre. Elle a mon âge, est infirmière et a reçu quelques semaines plus tôt le rein que son mari lui a donné. Le récit de son histoire nous fait vibrer.

Les résultats de l’examen sont parfaitement normaux.

Nous profitons des quelques jours qui nous séparent de l’opération pour nous retrouver, faire du shopping, nous balader.

J-2 : 29 mai 2002

Enfin la date le mon entrée à l’hôpital arrive, je suis admise dans la matinée et maman en soirée, ce qui ne l’empêche pas de passer la journée à mes côtés. Nous n’avons pas le temps de nous ennuyer : radio des poumons, ECG, prises de sang massives. Le personnel est très sympa et attentionné et fait tout pour nous mettre en confiance, ce qui est parfaitement inutile : nous sommes toutes les deux totalement sereines !

Malgré tout, comme les heures s’égrainent, une ombre vient légèrement ternir le tableau : j’étais persuadée que ce premier jour d’hospitalisation nous permettrait d’obtenir des informations complémentaires sur la procédure que nous allions subir, ses suites et sur mon futur traitement. Mais, hormis la visite d’un interne qui nous examine rapidement, aucun médecin ne passe nous voir, ce qui me surprend un peu. Je souhaitais vivre pleinement l’expérience de la greffe, et mes nombreuses questions sans réponse m’apparaissent comme un obstacle. J’ai pris l’habitude depuis quelques mois de comprendre et de m’impliquer, et d’un seul coup je me sens dépassée et sans aucune prise sur ce qui va se dérouler…

Notamment, je m’interroge sur les médicaments que je devrai prendre après la greffe. J’ai toujours en mémoire les effets secondaires dévastateurs des corticoïdes qui ont marqué mes 12 ans au fer rouge. On m’a assurée que les doses que je devrai prendre après la greffe seraient bien inférieures à celles qu’on m’avait administrées à l’époque. Pourtant, en l’absence de certitude, je ne peux pas m’empêcher de ressentir de l’appréhension. J’en ai presque honte, après tout c’est peu de choses au regard de ce qui se prépare.

La journée s’achève sans que j’obtienne de réponse à mes questions.

J-1 : 30 mai 2002

Ce matin, les chiffres des analyses de la veille nous arrivent. Tout se présente bien, et hormis les valeurs qui sont perturbées par mon insuffisance rénale, nos résultats respectifs sont très similaires entre eux. Par exemple toutes nos sérologies sont négatives, à part l’EBV qui est positif… pour toutes les deux !

Je fais ma dernière dialyse en début d’après midi. Tandis que, branchée à la machine, je bouquine le dernier roman d’Anna Gavalda, “je l’aimais”, un grand type en blouse blanche m’aborde en me disant qu’il vient de le terminer, qu’il a beaucoup aimé même s’il a trouvé la fin un peu bizarre. Nous discutons quelques instants, avant qu’il ne m’annonce qu’il va m’opérer le lendemain. C’est ainsi que je fais la connaissance de mon chirurgien ! Je ne l’avais jamais rencontré auparavant, c’est un de ses collaborateurs qui m’a reçue en consultation pré-opératoire. Du reste je ne le reverrai pas non plus après l’opération, mais ça me réconforte d’avoir pu au moins mettre un visage sur son nom.

Une des infirmières qui s’occupent de moi m’annonce qu’elle va assister à la greffe en observatrice : elle travaille en dialyse depuis quelques années, mais n’a encore jamais vu le déroulement d’une transplantation. La dialyse se déroule bien, lorsque je quitte le service tout le monde me souhaite bonne chance.

De retour dans la chambre, et alors que je m’étais résignée à ne plus rien attendre, le professeur fait son apparition et me demande si j’ai des questions. Et comment ! Il me rassure quant aux stéroïdes, les doses seront si faibles que je ne devrais pas avoir d’effets secondaires. De plus elles seront dégressives et iront jusqu’à l’arrêt total au bout de quelques mois ! Je respire. J’en profite pour l’interroger sur le reste des médicaments : pas de cyclosporine mais du tacrolimus. Je sais déjà que cela veut dire que je devrais passer au travers de l’hirsutisme et de la gingivite. Je n’en espérais pas tant !

Les derniers nuages d’inquiétude qui persistaient bien malgré moi se dissipent, l’avenir est plein de promesses.

Jour J : 31 mai 2002

Je passe une très mauvaise nuit, avec une crise de jambes sans repos très violente… Impossible de trouver le sommeil, je suis agitée et je ne contrôle que très difficilement les mouvements de mes jambes. Petit à petit, les soubresauts se généralisent à l’ensemble de mon corps. Du coup, j’empêche aussi maman de dormir, elle s’inquiète. Un premier appel aux infirmières et j’hérite d’un quart de lexomil, sans résultat. Finalement, nous finirons par entreprendre une “balade” nocturne dans le service, qui me calme un peu, sans pour autant me permettre de m’endormir. Le jour se lève finalement, dernier passage de l’équipe de nuit pour la prise de tension, température, etc. et c’est le moment que je choisis pour commencer à somnoler ! Dans un demi-sommeil, je réalise vaguement qu’une infirmière s’occupe de maman, lui explique la procédure pour sa douche pré opératoire, etc.

La porte de la chambre s’ouvre, mes yeux également et je découvre deux brancardiers. Il est déjà presque 9h. Ils sont là pour emmener maman au bloc ! Nous avons à peine le temps de nous dire au revoir, nos mains s’effleurent et soudain elle n’est plus là… Je n’ai même pas songé à la suivre dans le couloir, tout est allé si vite. Je réalise que le moment tant attendu et redouté à la fois est arrivé.

Je suis à présent seule dans la chambre, et une foule de sentiments contradictoires m’envahissent.
Pour la première fois, une sourde angoisse se substitue à l’exaltation bizarre que j’ai ressentie depuis quelques jours.

Heureusement, je ne reste pas seule longtemps. Catherine, l’infirmière qui s’est déjà occupée de maman un peu plus tôt, arrive et me tend la bouteille de bétadine et les serviettes jetables : direction la douche. Je m’exécute, puis j’enfile une casaque chirurgicale. De retour dans mon lit, j’avale ma pré médication : un comprimé d’Atarax, non sans quelques doutes sur son efficacité. Effectivement, je n’en ressentirai pas vraiment les effets. L’anesthésiste arrive pour me poser la perfusion, une superbe aiguille de 15 gauges atterri dans mon bras droit (c’est à dire celui sans fistule…). Il me souhaite bon courage et s’éclipse. Catherine arrive avec une poche de 500 mg de solumédrol et commence la perf. Elle enveloppe également ma fistule dans un pansement américain, et y trace les lettres “FAV” (Fistule artério veineuse) avec un gros marqueur rouge. Elle m’explique que c’est pour éviter qu’elle soit piquée et endommagée pendant l’opération… J’avale mon premier comprimé de Cellcept, et Catherine me pose une poche de Simulect.

Il est presque 11h, les brancardiers débarquent de nouveau, cette fois c’est mon tour. J’enfile une charlotte et des chaussons en papiers, et je me trouve propulsée dans les couloirs, direction le bloc opératoire…

Alors que nous quittons le service de néphro, Catherine me fait un signe de la main, et m’assure que je vais être anesthésiée très rapidement. La suite des événements ne lui donnera pas vraiment raison. Papa et Dominique sont près de moi, ils suivent le chariot jusqu’à la porte d’entrée du bloc. Nous nous disons au revoir…

Au bloc !

On me laisse finalement dans une “salle d’attente” un peu lugubre, malgré son plafond représentant un ciel bleu et des montgolfières… J’y passerai les trois prochaines heures, en attendant qu’on vienne me chercher.

Les futurs opérés se succèdent à mes côtés, une dame fait même une crise de larmes avant d’être rassurée par son chirurgien. Quant à moi, je trouve le temps long. Je me demande ce qui peut bien se passer. Mon angoisse s’intensifie peu à peu, d’autant que personne ne vient m’expliquer ce retard. Les brancardiers finissent par me proposer un magazine et je me retrouve à feuilleter une publication consacrée au rock, qui ne me passionne pas vraiment… Mon esprit est ailleurs, je m’imagine des tas de raisons plus terrifiantes les unes que les autres qui pourraient expliquer cette longue attente.

J’apprendrai quelques jours plus tard qu’une petite tumeur, indétectable lors des examens pré-greffe, a été trouvée sur le greffon. Il a donc fallu l’analyser pour déterminer qu’elle était bénigne avant de procéder à la greffe. J’aurais aimé que quelqu’un vienne me dire que tout allait bien, que le prélèvement s’était bien passé.

Soudain, mon anesthésiste, que je n’ai jamais rencontrée auparavant, et dont j’ai beaucoup de difficultés à me rappeler le visage aujourd’hui, arrive dans la pièce. Elle se présente, et m’annonce qu’on va m’emmener pour qu’elle puisse m’endormir. Je me glisse sur un chariot, et je suis conduite dans une pièce qui me semble très (trop) petite pour être une salle d’opération.

Tout va très vite, on me met les bras en croix, des électrodes sont posées sur ma poitrine, un tensiomètre sur ma cheville droite (entre la FAV et la perf, plus de place sur les bras…), un masque à oxygène sur mon visage… L’anesthésiste me pique sans rien me dire (j’ai horreur de ça). Je sens une violente brûlure dans mon bras droit qui irradie jusqu’à l’épaule au moment où elle injecte l’anesthésiant. Je dois grimacer sous mon masque, car j’entends finalement sa voix : “Ca peut vous brûler un petit peu, ne vous inquiétez pas, vous allez vous endormir…”.
C’est exactement ce qui se produit.

La salle de réveil…

– “ne bougez pas, on va vous faire une radio des poumons”.

Je sens des mains qui m’empoignent, on me soulève et ça me fait mal, très mal. On me repose sur quelque chose de froid (métallique ?). Je réalise que la douleur vient de mon ventre, là, à droite. Qu’est ce que je fais là ? Je sens mon menton posé sur mon épaule droite (tiens, pourquoi cette position ?) et j’entends de nouveau la voix, tandis que quelqu’un tente en vain de me remettre droite de force : ” Redressez la tête, voilà, comme ça…”.

J’ignore pourquoi mais je tourne de nouveau mon visage vers la droite. Je réalise que j’ai également mal dans le cou… Et soudain, je me souviens : la greffe. Ce que je sens dans mon ventre, c’est mon nouveau rein. Et dans mon cou, c’est certainement le cathéter qu’on m’a posé pendant l’opération. La radio des poumons sert vraisemblablement à vérifier sa position… Je tente d’ouvrir les yeux, sans y parvenir. Ou plutôt je peux ouvrir les paupières, mais je ne vois rien : je crois que mes yeux sont révulsés et je n’arrive pas à les contrôler. La douleur est de plus en plus présente et s’intensifie de minute en minute, en même temps que mon niveau de conscience. Je tente de gémir, en vain également.

Quelque chose bloque ma respiration. Je réalise que je suis encore intubée. J’espérais me réveiller après l’extubation, c’est raté. Je panique un peu, je tente de prendre une grande inspiration et j’échoue lamentablement. J’entends une voix féminine me conseiller de respirer doucement et je m’exécute (pas vraiment le choix…).

Les lignes qui précèdent constituent les premières impressions que je garde de mon réveil. On m’avait dit que je ne conserverai aucune mémoire de ces quelques heures, là aussi c’est raté ! J’en ai aujourd’hui encore une image particulièrement claire et détaillée, et des souvenirs extrêmement précis.

On me soulève de nouveau pour retirer la plaque qui se trouve sous moi. J’entends de nouveau la voix féminine : “C’est la jeune fille qui a été greffée. Elle mord le tube et elle est en hypothermie” (ah bon, je mords le tube ? Ah oui tiens, c’est peut être pour ça que j’ai du mal à respirer ?). “Sa température est à 35”. Une voix d’homme lui répond (l’anesthésiste ?) : “On va attendre un peu pour l’extuber, on la réchauffe.”. Ca ne m’arrange pas, même si la couverture chauffante qui vient m’envelopper est plutôt réconfortante…

Peut à peu, je retrouve l’usage de mes sens. La vue, principalement, qui me faisait défaut jusqu’à présent. Je réalise que je suis de nouveau dans un lit, dans la salle de réveil. Je découvre d’abord tous les tubes qui émergent de mon corps, et ils sont nombreux ! Je commence à redresser la tête, même si le cathé me fait toujours aussi mal. La position que j’adoptais n’arrangeait rien à la douleur, du reste. Je découvre aussi l’infirmière qui va s’occuper de moi pendant mon réveil. Elle est brune, et elle doit avoir une quarantaine d’année. Ce sont les seuls souvenirs que je conserve de son apparence, et j’ignore jusqu’à son prénom, mais je sais qu’elle a été très présente à mes côtés.

J’ignore combien de temps s’est écoulé entre ces quelques instants et mon extubation, mais cela m’a semblé une éternité. Je tente de respirer aussi calmement que possible, mais la douleur est intense et rend les choses difficiles. Je me demande pourquoi on ne me donne rien pour la calmer. Finalement, l’anesthésiste arrive près de moi, prend ma main dans la sienne et me demande de la serrer. Je m’exécute vivement. “On l’extube”. Soulagement. Puis, s’adressant à moi “vous allez voir, c’est le meilleur moment de la journée…”. Je n’en doute absolument pas ! Le tube glisse rapidement hors de ma trachée… Re-soulagement.

Je peux enfin respirer normalement, ce dont je ne me prive pas.

– Sur une échelle de 1 à 100, à combien évalueriez-vous votre douleur ?
Je n’attends pas la fin de la phrase pour répondre – soixante quinze…
– Ne vous inquiétez pas, je vous fais de la morphine, on va vous soulager.

Tant mieux, je commençais vraiment à trouver ça long ! En quelques minutes la douleur s’atténue en effet, je me détends.
– Ca marche très bien, vous savez, vous n’arrêtez pas de pisser depuis tout à l’heure. Vous avez pissé dès que le rein a été déclampé. Regardez sur votre gauche, votre maman est là ! Elle va très bien aussi, on va la ramener dans sa chambre.
Je tourne la tête et je distingue… un homme ! Et puis un peu plus loin, une silhouette familière qui me fait un signe de la main, tandis que des brancardiers poussent son lit. Je voudrais bien lui répondre mais mes deux mains sont immobilisées par des tas de tuyaux (c’est du moins ce qu’il me semble…).

J’ai l’impression de retrouver mes facultés de minute en minute, sentiment qui est sans doute exacerbé par le fait que la morphine fait son effet, la douleur a presque complètement disparu. On me prévient que je vais avoir de la visite, et effectivement quelques instants plus tard Dominique est à mes côtés. J’entame la conversation, il est visiblement très surpris de me voir aussi consciente. J’apprendrai plus tard qu’à son retour dans notre chambre, maman était encore très endormie, il s’attendait donc à me trouver dans un état similaire. Je lui demande de me ramener mes lunettes, des boules Quies (il semble que j’ai donc l’intention de dormir) et du baume pour mes lèvres qui sont desséchées.

Il s’exécute avec beaucoup de bonne volonté ! Papa aussi vient me voir, séparément, et me donne des nouvelles de la “donneuse” qu’il a retrouvée dans notre chambre un peu plus tôt. Il me raconte que l’information selon laquelle j’ai déjà uriné sept litres circule dans le service ! Mon infirmière confirme, et lui désigne les gros pots en verre qui se trouvent à côté de mon lit. Apparemment je m’apprête à battre un record… Il m’annonce aussi que mon opération n’a duré que 50 minutes, celle de maman 1h10. Il n’y a eu aucune difficulté, ce qui est plutôt bon signe.

Mes visiteurs s’éclipsent, les soins continuent à un rythme intensif : prélèvements de sang, prises de tension, etc. Comme mes idées sont de plus en plus claires, j’entreprends de faire l’inventaire des tuyaux auxquels je suis branchée. De haut en bas : deux dans les narines pour l’oxygène, le Kt dans la jugulaire (en fait, il est tunnelisé sous ma peau et en émerge sous ma clavicule), des électrodes branchées sur le scope, une perf sur le dessus de ma main droite, une autre dans l’avant bras (celle que l’anesthésiste m’a posée avant l’opération), une pince sur mon index droit (qui permet de mesurer ma saturation, c’est à dire le taux d’oxygène dans mon sang), un drain de redon juste au dessus de ma cicatrice (c’est un tube relié à un réservoir qui permet de drainer la plaie), une sonde vésicale, et enfin un tensiomètre sur ma jambe !

Avec la complicité de mes boules quies, qui me permettent de m’isoler de l’agitation de la salle de réveil, je m’assoupis et je perds la notion du temps.

J’ouvre les yeux un peu plus tard, réveillée par la pression du brassard du tensiomètre qui se gonfle. Mon infirmière m’annonce que son service est terminé, l’équipe de nuit va prendre le relais. La salle de réveil sert aussi pour la réanimation, et nous serons trois patients à y passer la nuit. Deux hommes sont en effets étendus sur les lits voisins. J’apprends que le premier a fait une attaque cérébrale, le second a été amené suite à un accident de voiture. Il gémit sans arrêt et se met à hurler régulièrement… Tous deux sont visiblement en très mauvais état.

J’ai soif, on me dit que je ne dois normalement pas boire pour le moment, mais je parviens à obtenir quelques milliaires d’eau dans une seringue. C’est délicieux et cela apaise un peu ma gorge, irritée par le tube endo-trachéal. J’aimerais tousser pour la dégager un peu, mais une unique tentative a suffit pour que je comprenne que cela provoquait une douleur très aiguë au niveau de ma cicatrice. Je m’abstiens donc…

La nuit se déroule doucement, je ne parviens pas à me rendormir. On me refait de la morphine à plusieurs reprises, en sous cutanée cette fois. Mon voisin de gauche est toujours bruyant, et ses cris me glacent le sang : ils n’ont plus rien d’humain. Le matin arrive, avec un nouveau changement d’équipe. Les infirmières qui prennent le relais font comme si je n’étais pas là, ou plutôt comme si je ne me rendais pas compte de leur présence. Un des médecins du service de néphro passe me dire bonjour, et m’assure que je m’en sors très bien, ma créat n’a pas cessé de baisser d’heures en heures, et j’ai pissé en tout 16 litres. Il demande à ce que je sois remontée dans le service de transplantation avant 9h, ce qui m’arrange bien, parce que l’ambiance de la salle de réveil commence à être vraiment sinistre !

Les premiers opérés de la journée, accompagnés de leur personnel soignant, font bientôt leur apparition. Mes quatre “pots de pipi” (4 litres chacun, tous remplis à raz bord), ont été savamment disposés le long de mon lit. Ils entraînent les exclamations admiratives d’à peu près toutes les nouvelles têtes qui pénètrent dans la salle.

On me retire les tubes à oxygène que j’avais dans les narines, parce que “ma saturation est normale”. Deux de moins ! Je demande des nouvelles de ma maman, et une des infirmières me propose d’en prendre moi-même directement auprès d’elle. Elle me tend bientôt un combiné téléphonique, et nous pouvons échanger quelques mots… Notre conversation n’est pas très fournie, mais elle nous permet à toutes les deux de constater que l’autre va bien, c’était le but recherché.

1er juin 2002 : retour dans le service

Je suis finalement transférée en néphro vers 10h30. Papa, averti de mon arrivée, m’attend dans le couloir. On m’installe dans une petite chambre individuelle. On nous avait prévenues que nous ferions “chambres à part” pendant les deux ou trois premiers jours, afin de ne pas assister à “nos souffrances respectives”. Rétrospectivement, je pense qu’au contraire cela nous aurait aidées d’être ensemble et de partager ces moments, mais cela est certainement très variable en fonction des gens et des caractères. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas eu le choix.

Catherine, l’infirmière qui m’a préparée pour l’opération la veille, me souhaite la bienvenue et commence par me débarrasser des deux perfusions qui immobilisaient mon bras. Encore deux tuyaux en moins ! Elle m’apprend cependant, à ma grande déception, que je conserverai le Kt et la sonde vésicale pendant cinq jours… Nouvelles prises de sang, de tension, de température, injection de morphine et changement du pansement qui recouvre ma cicatrice : je la découvre, elle est finalement assez conforme à ce à quoi je m’attendais, fermée par une vingtaine d’agrafes. Mon ventre semble barré par une longue fermeture éclair. Je vois aussi très nettement le renflement provoqué par le greffon, c’est assez bizarre… On dirait qu’il est juste glissé sous ma peau. On me confirmera par la suite qu’il est en effet très superficiel.

J’avale un comprimé de Zélitrex, qui doit me protéger contre d’éventuels virus comme le CMV ou l’Herpés. Catherine me demande de la prévenir si je vois ou j’entends des choses bizarres : ce médicament peut provoquer des hallucinations ! Heureusement, ce ne sera pas le cas (du moins, je ne crois pas, la suite de la journée m’est apparue assez cohérente !).
Elle m’annonce qu’on va faire ma toilette, tant mieux, je commençais à me sentir vraiment sale et poisseuse, en plus j’ai découvert en même temps que ma cicatrice que j’étais recouverte d’un désinfectant rose bonbon des genoux jusqu’au menton ! Je la vois revenir avec une bassine d’eau tiède, une serviette et un gant jetables et un peu de savon liquide. Elle installe le tout sur la table à roulette qu’elle place au dessus de moi, puis me déclare qu’elle repassera débarrasser le tout dans un quart d’heure.

Je me retrouve seule dans la chambre, complètement désemparée. Je parviens à peine à décoller mes bras du lit. Après quelques piètres tentatives, je renonce à me laver seule : j’en suis incapable … Tout me semblait se dérouler pour le mieux depuis l’opération, mais cette expérience me fait prendre conscience qu’il me reste quand même un bout de chemin à parcourir. Finalement, deux aides soignantes qui passaient par là voient mon désarroi et proposent de me donner “un coup de main”. J’accepte sans hésiter une seconde, à ma grande surprise. Je me surprends à m’abandonner complètement, je suis soulagée de me laisser prendre en charge et je me réjouis presque de ne pas avoir à lutter contre la dépendance…
J’hérite d’une chemise d’hôpital jaune, ça me semble étrange d’être recouverte par autre chose qu’un simple drap, et le contact du coton frais sur ma peau me réconforte. Enfin un élément vaguement familier dans cet univers de plastique et de métal qui m’entoure et m’emprisonne depuis quelques heures. Une éternité !

Papa déboule de nouveau dans la chambre, avec un message vidéo de maman enregistré à mon intention, auquel je réponds par le même biais. “ça va bien, ça s’est bien passé, j’ai pas mal” résume le contenu de nos échanges respectifs, pourtant à voir nos têtes, on comprend que ni l’une ni l’autre n’est très vaillante !

J’ai aussi une visite de la kiné du service, elle m’explique comment je dois plaquer mes deux mains contre ma cicatrice et remonter mon genou droit vers ma poitrine pour accompagner tous les mouvements qui risquent d’être douloureux. Elle m’indique également comment me débarrasser des mucosités qui encombrent toujours ma gorge suite à l’intubation.

La journée s’étire en longueur, je ne parviens toujours pas à dormir et il fait de plus en plus chaud. Ma chambre est orientée au sud et la fenêtre ne s’ouvre pas, ma seule arme “anti-soleil” se limite à la présence de stores, qui sont baissés au maximum.

Lors de la consultation d’anesthésie, on m’avait dit que j’aurais une pompe à morphine à ma disposition, en fait je dois sonner les infirmières chaque fois que je sens que la douleur revient à l’assaut pour obtenir une nouvelle injection, qui ne m’est octroyée que si la dernière date de plus de quatre heures. Je perds régulièrement la télécommande, ce qui fait que je suis obligée d’attendre la prochaine visite de contrôle (elles ont maintenant lieu toutes les deux heures) pour réclamer ma piqûre miracle… Le temps passe parfois très lentement, et je crois que je n’ai jamais tant espéré la sensation d’une aiguille pénétrant sous ma peau !

Heureusement, Dominique arrive dans l’après midi, sa présence me réconforte. Il a l’air véritablement soulagé de me voir “en forme”, je pense qu’il s’attendait à ce que je me remette beaucoup moins vite et à ce que l’opération ait des suite nettement plus lourdes. Il allume la télé, mais j’ai encore beaucoup de difficultés à fixer mon attention. Mon esprit est comme fragmenté, il divague par moment, sans que je parvienne à le remettre en ordre… Il me faudra encore quelques temps avant de retrouver le plein usage de mes facultés de concentration.

Les médecins passent me voir, le chef de service déclare qu’on “ne dirait pas que j’ai été greffée hier”. Il m’annonce également que ma créat est déjà normale, à 100 µmol/l et que tout le monde est épaté de la vitesse à laquelle mon nouveau rein s’est mis en route. Je continue à “pisser” des litres et des litres, mes urines sont mesurées toutes les heures et on compense leur volume par des perfusions de physio dans le cathéter. De nombreuses poches de médicaments y sont également reliées au cours de la journée, le solumédrol (seulement 250 mg aujourd’hui), les anti-rejets… On me pique aussi à l’héparine. On m’annonce que je ne pourrai pas avoir à manger tant que mon transit intestinal n’aura pas repris. De toute façon, je n’ai pas franchement faim pour le moment. J’ai par contre le droit de boire de l’eau à volonté.

La soirée arrive, et avec elle un rafraîchissement de la température particulièrement bienvenu. La lumière violente qui a filtré au travers des stores toute la journée s’adoucit enfin. J’ai l’impression qu’une vague de tranquillité s’abat d’un coup le service, bien que les couloirs soient toujours animés par une multitude de bruits qui me semblent maintenant presque familiers. Cela fait tout juste trois jours que j’ai pris pension ici, et j’ai déjà le sentiment que cet endroit fait partie de mon univers. Tant de choses se sont déroulées en si peu de temps, des événements qui se sont enchaînés presque naturellement, et dont je réalise pourtant déjà la portée et l’influence qu’ils auront sur mon existence à venir.

Je parviens enfin à regarder la télévision. Par contre, une vaine tentative de me plonger dans le dernier Stephen King (j’ai terminé le roman d’Anna Gavalda juste avant la greffe) m’apprend que la lecture est encore au dessus de mes possibilités ! Je décide de tenter de trouver le sommeil, le plus difficile étant de déterminer quelle position lui sera la plus favorable. Ma marge de manœuvre est très faible, je suis contrainte à rester sur le dos, toute tentative de rouler sur le côté étant très douloureuse. Après pas mal d’essais, je me retrouve finalement le torse légèrement relevé (vive les lits électriques) et les jambes semi-fléchies. J’éteins la lumière et je laisse la torpeur m’envahir… La nuit est pourtant très, très longue. Je somnole, sans parvenir à trouver véritablement le repos. Les visites des infirmières continuent, j’en viens à les attendre avec impatience : elles viennent rythmer le temps qui passe, et qui me rapproche d’un lendemain qui ne pourra être que meilleur.

J2 : 2 juin 2002

Les premiers soins du matin ont lieu, puis une odeur franchement agréable vient me titiller les narines : c’est celle du café chaud, le petit déjeuner est en train d’être servi ! J’entends les chariots rouler dans le couloir, et les “bonjours” enthousiastes des aides soignantes qui distribuent les plateaux. Mon estomac se rappelle à mon bon souvenir, je boirais bien un petit quelque chose de chaud… Réponse négative de l’infirmière, par contre je peux avoir un sachet de gaviscon pour calmer mes brûlures gastriques. C’est mieux que rien…

En milieu de matinée, Catherine déboule avec un chariot plein de matériel. Elle m’annonce que comme mon drain de Redon ne donne presque rien, on va me l’enlever dès maintenant… C’est aussi l’heure de ma piqûre de morphine, en fait, je ne le sais pas encore mais ce sera la dernière.

Elle me rassure au sujet du retrait du drain, je ne sentirai rien, cela fait à peine deux jours qu’il est posé, il n’a pas eu le temps de “s’accrocher”. Elle enlève les fils qui le retiennent à ma peau, et commence à tirer… avant de s’interrompre devant la résistance de la chose. De mon côté, je n’ai pu étouffer un cri, je mords à présent mon poignet pour éviter de m’exprimer d’avantage. Nos regards se croisent et je vois qu’elle est perturbée. “Désolée” me fait elle, et à sa tête, je suis sûre que c’est vrai.
– Je vais recommencer, vous êtes prête ?
J’opine du bonnet, pas convaincue… Elle reprend son geste, un peu plus fermement, et cette fois parvient à extirper le drain entièrement. Je dois avoir une sale tête, parce qu’elle me demande à plusieurs reprise si je me sens bien, si ça ne tourne pas…
– Heureusement qu’on a fait la morphine juste avant ! Bon maintenant, je vais m’occuper de votre maman, à son tour d’être débarrassée de son drain.

J’apprends peu après que de son côté, tout s’est bien passé et qu’elle n’a rien senti.

La visite des médecins a lieu, ils me confirme que tout se passe toujours pour le mieux pour la donneuse comme pour la receveuse. Comme je tremble beaucoup, ils demandent un dosage de prograf.

Un peu plus tard, deux aides soignantes débarquent dans la chambre avec un fauteuil pèse personne, je dois m’y installer pour qu’on voit où en est mon poids. Je réalise que ça signifie que je vais devoir me lever, ce qui me paraît complètement irréalisable. Pourtant, avec leur aide, je parviens tout d’abord à m’asseoir sur le bord du lit (d’abord une jambe, puis l’autre, on bascule, on se redresse…). Une des difficultés non négligeables consiste à ne pas s’emmêler dans les tubes et elles ne sont pas trop de deux pour gérer ce problème. Je pose les pieds à terre et je me hisse sur mes jambes en tenant mon greffon à deux mains comme me l’a appris la kiné. Ca fait vraiment un mal de chien. Je ne parviens pas à me redresser complètement, et je m’abats brutalement dans le fauteuil. Pas vraiment brillant comme première tentative, mais ce qui m’inquiète le plus à ce stade, c’est qu’il va falloir renouveler l’opération pour que je retourne au lit ! Finalement, devant mon désarroi, les filles m’empoignent et, avec leur aide, je me retrouve allongée à l’abri de mon drap en deux temps trois mouvements ! Je suis épuisée. Même si je récupère très vite, il y a encore de la marge pour pas mal de progrès ! Je pèse 47 kg, je suis en dessous de mon poids sec et il va falloir me “remplir” d’avantage…

Dans l’après midi, ma cicatrice me fait de plus en plus mal. Cela fait un bout de temps que j’ai eu la dernière injection de morphine, j’en demande donc une nouvelle. L’infirmière revient avec une poche qu’elle relie à mon Kt. Elle m’explique que c’est de l’Acupan, et que ça devrait suffire à calmer la douleur. Malheureusement ce n’est pas ce qui se produit. Non seulement j’ai toujours mal, mais en plus j’ai la nausée. La température dans la chambre atteint des sommets, j’ai des difficultés à respirer.

Dominique arrive et me trouve prostrée, en bien moins bon état apparent que lorsqu’il m’a quittée la veille. Il prend l’initiative d’appeler quelqu’un, et nous apprenons que mon malaise est sans doute dû à l’Acupan. Il faut attendre quelques heures pour que ses effets s’estompent et que je puisse avoir un autre médicament. Je patiente avec l’espoir qu’on va me soulager, mais ce n’est pas la grande forme ! Mon nouvel analgésique arrive quelques heures plus tard, et c’est… du doliprane ! Autant dire que la nuit promet d’être longue…

J3 – lundi 3 juin 2002

J’ai toujours aussi mal, ça a été comme ça toute la nuit, comme je le pressentais le doliprane ne me calme pas. Un néphrologue passe pour vérifier que ces douleurs sont bien dues à ma cicatrice, et pas à une occlusion intestinale. Le sursaut que provoque un simple effleurement sur mon pansement le renseigne à ce sujet !

Mes résultats biologiques sont excellents, ma créat est encore descendue (elle est à 96µmol/l). Les soins du matin se déroulent, ils sont presque devenus routiniers. Nouvelle pesée, je m’en sors un peu mieux que la veille mais je me sens tout à fait incapable d’aller faire ma toilette dans la salle de bain comme on me le propose. Je parviens cependant à me laver le haut du corps toute seule, au lit. J’en profite pour demander ma trousse de toilette, et j’entreprends un ravalement de façade : je me coiffe (pas du luxe !), j’applique de la crème sur mon visage fraîchement nettoyé, etc. Ca me fait un bien fou, j’ai l’impression de retrouver un peu de mon humanité. J’en profite pour refaire une tentative avec la télévision, seulement les programmes sont… limités !

Un coup de fil à maman m’apprend qu’elle aussi s’est vue privée de morphine (elle avait une pompe depuis son retour du bloc) et doit maintenant se contenter du doliprane. Elle a vu les médecins, et normalement nous serons de nouveau réunies dès demain ! Tant mieux, je commence à me morfondre, seule dans cette petite chambre, j’ai hâte de la voir… Dominique travaille aujourd’hui, il ne pourra venir que dans la soirée. Papa vient me voir de temps en temps, toujours armé de son inévitable camescope qui immortalise son séjour (et les nôtres) ! N’empêche que je n’ai pas trop le moral, même je sais que je n’en ai pas vraiment le droit . Je devrais être capable de simplement me réjouir que tout se passe si bien, et ne pas laisser la douleur ou la solitude obscurcir mon horizon. Je sais aussi par expérience que la Cortisone à fortes doses provoque ce type de vague à l’âme, et j’aimerais bien pouvoir le surmonter rien que pour me prouver que je ne vais pas une fois encore me laisser abattre par ce médicament… Malgré ces considérations, je ne peux pas m’empêcher de me sentir déprimée, mais j’essaie de ne rien laisser paraître…

Je prends maintenant tous mes médicaments par voix orale, les infirmières me les apportent à heures fixes. Je commence à avoir des maux d’estomac violents, et je dois bientôt me rendre à l’évidence : j’ai vraiment très faim. Cela fait déjà trois jours entiers que je n’ai avalé que de l’eau ! Je parviens à négocier un dîner léger, un yaourt, un fromage blanc et une compote. Rien de mirobolant, et pourtant ce sont les meilleurs qu’il m’ait jamais été donné de déguster ! Je conserve un souvenir ému de ce premier “repas”, même s’il n’a pas complètement atténué ma fringale.

J4 : mardi 4 juin 2002

Pour la première fois cette nuit, je suis parvenue à m’endormir et à grappiller quelques heures de sommeil réparateur. De très violents maux d’estomac me sortent des bras de Morphée au petit matin, l’infirmière que j’appelle a l’air un peu surprise et m’avoue qu’elle vient tout juste de quitter ma maman qui avait exactement les mêmes symptômes. On me donne un sachet de gaviscon qui me soulage rapidement. Un coup de fil à maman m’apprend que pour elle aussi il a été efficace. Nous nous sentons toutes les deux bien mieux ce matin. Il y a sans doute une raison très subjective à cela : c’est aujourd’hui que nous allons nous retrouver ! C’est donc avec un moral d’acier que j’aborde cette journée, d’autant que je sens un vrai progrès par rapport aux jours précédents, la douleur est moins forte, je suis plus détendue, je parviens même à me lever seule pour la désormais traditionnelle pesée. J’allume la télévision et me plonge avec plaisir dans les programmes matinaux entrecoupés par les soins… On me fait la seconde perfusion de Simulect.

Le transfert a lieu un peu avant midi, mon lit est poussé dans le couloir et je rejoins finalement ma maman, visiblement aussi enchantée que moi.

Nos lits sont installés côte à côte, nous nous mettons derechef à papoter. L’ambiance est au beau fixe toute la journée, et lorsque la kiné nous rend visite, je m’empresse de lui demander s’il y a un truc pour éviter d’avoir mal pendant les crises de fou rire ! Pour information, la réponse est oui, il faut “soutenir” le greffon des deux mains et remonter le genoux vers la poitrine. Ca marche, et c’est une position que j’adopterai fréquemment dans les jours qui suivront.

On m’a demandé de boire au moins 3 litres d’eau par jour, qu’on m’apporte sous la forme de six bouteilles d’un demi-litre. Je conserve les “cadavres” que j’aligne sur ma table de chevet comme autant de preuves de ma bonne volonté. C’est étrange et enivrant de pouvoir se gorger de liquide après plusieurs mois de restriction. Au départ, j’avais l’impression qu’absorber de telles quantités me serait difficile, en fait c’est plutôt simple…

Seul bémol à l’atmosphère d’euphorie qui règne, notre “régime” ne se libéralise toujours pas, et nous sommes toutes les deux tiraillées par la faim ! La télévision nous abreuve de pubs pour différentes denrées qui nous paraissent soudain immensément désirables, c’est une vraie torture. Pour le dîner, on nous sert comme bonus un infâme bouillon de légumes sans sel. Il empli la chambre d’une odeur de chien mouillé qui parvient presque à nous couper l’appétit.

Nous abordons la nuit sereinement, le rythme de mes contrôles s’espace et on m’a confirmé que demain on me retire le Kt et la sonde vésicale, ce sera une grande journée !

J5 : mercredi 5 juin 2002

Malgré les bons présages de la veille, je n’ai pas réussi à fermer l’œil de la nuit. Ce matin, je suis tiraillée par de terribles brûlures d’estomac et peu à peu la douleur gagne tout mon corps : ma cicatrice qui s’était faite oublier hier se rappelle à mon bon souvenir, le Kt irradie dans tout mon bras droit, la sonde que ne sentais que très peu jusqu’alors devient à peine supportable.

Je suis complètement épuisée et sans force, à tel point que je ne songe même pas à appeler les infirmières pour leur demander de l’aide. A son réveil, maman me découvre dans cet état et le fait à ma place. Un sachet de Gaviscon me permet de me détendre un peu avant l’arrivée du médecin, mais mon moral reste au plus bas : après les progrès de la veilles, je pensais que ce cinquième jour serait placé sous de meilleurs auspices, en fait c’est une véritable régression…

Malgré tous mes efforts, je n’arrive même pas à m’arrêter de pleurer. Les aides soignantes décident de s’occuper de “mon cas” : elles m’empoignent et me soutiennent jusqu’à la salle de bain, où je suis installée sur une chaise devant le lavabo. Après une grande toilette énergique, cheveux inclus, je retrouve mon lit avec des draps et une chemise de nuit tous propres. On m’apporte un miroir et un sèche cheveux et je me lance dans un brushing improvisé.

Pendant ce temps, maman a droit elle aussi à un séjour devant le lavabo, mais passe son tour pour le shampoing : elle supporte mal l’analgésique qu’on lui a donné ce matin, qui provoque des étourdissements dès qu’elle quitte la position allongée.

Je termine mon coiffage, et je décide de remettre mes lentilles, que j’avais troquées contre mes lunettes depuis la greffe. Une fois encore, le simple fait de prendre soin de moi me remonte à bloc : j’ai toujours mal, mais je me sens nettement plus vivante et vigoureuse. Pour couronner le tout, le petit déjeuner arrive et on nous sert à chacune un grand bol de café au lait et deux biscottes : le rêve ! Je déguste les miennes de façon à en profiter au maximum.

Le médecin passe, me dit qu’on va ma donner quelque chose pour que la sonde ne me gène plus (on me l’enlèvera de toute façon en fin de matinée) et qu’à cinq jours de l’opération j’ai toujours droit à la morphine. J’aurais bien aimé le savoir plus tôt ! En attendant, je préfère pour l’heure me contenter d’un autre analgésique, la morphine risque de ralentir encore la reprise de mon transit et j’ai vraiment hâte de pouvoir avaler quelque chose de consistant… Il me promet en outre qu’on me donnera de quoi m’aider à dormir dès ce soir.

La matinée se déroule tranquillement, je me sens de mieux en mieux. Finalement deux infirmières me retirent le Kt puis la sonde, à mon grand soulagement. Le tout est complètement indolore, et je me sens beaucoup plus libre d’un seul coup : plus aucun tuyau pour entraver mes gestes ! J’en profite pour m’asseoir au bord du matelas, puis pour me mettre debout et aller lire le tableau où sont consignés nos résultats à toutes les deux. De son côté, maman est toujours clouée sur son lit par des étourdissements. Les choses vont s’améliorer au fil des heures, lorsque les effets du médicament s’atténueront.

On m’amène une boîte pleine de flacons, de plaquettes et de comprimés. C’est mon traitement, et ce sera désormais à moi de préparer mes doses et de les prendre aux bonnes heures. Pour m’y retrouver, j’ai un “cahier navette” sur lequel je dois reporter matin et soir ma température, mon poids et toutes les prises de médicaments. Je prends cette nouvelle tâche très au sérieux, d’autant que j’ai le sentiment qu’elle marque mon accès à davantage d’autonomie.

L’après-midi arrive, et nous décidons toutes deux qu’il est l’heure de tenter une sortie. Nous nous hissons lentement hors de nos lits, enfilons nos peignoirs et, bras dessus, bras dessous, nous voici parties pour une balade dans le service. Nous avançons à petits pas, et il nous faut dix bonnes minutes pour parcourir les quelques dizaines de mètres de couloir, mais c’est avec une satisfaction non dissimulée que nous rejoignons finalement la chambre et que nous décidons de renouveler l’expérience dès que possible…

Le diététicien de l’hôpital me rend visite pour m’expliquer la nature de mon régime : sans sucre pendant au moins trois mois, le Prograf pouvant provoquer un diabète. L’objectif est que je reprenne du poids pour atteindre 55 kg, pour cela je dois viser les 2000 kcal par jour, en limitant les graisses et en insistant sur les glucides et les protéines. Pas sorcier a priori et surtout nettement moins contraignant que les restrictions liées à la dialyse. Je lui avoue que j’ai terriblement envie d’une banane (bah oui, j’aime bien ça, je l’ai déjà dit, non ?), et il nous annonce la bonne nouvelle : ce soir, nous aurons un vrai dîner ! Après cinq jours de jeûne, même de la nourriture d’hôpital est délectable… La mienne est sans sel et sans sucre mais… délicieuse quand même !

On me donne un comprimé de Stilnox à avaler juste avant de m’endormir, c’est efficace, c’est la meilleure nuit que j’ai passé depuis mon hospitalisation.

J6 : jeudi 6 juin 2002

Réveil en pleine forme pour toutes les deux, suivi d’un solide petit déjeuner avec de vraies tartines de pain frais… Je lorgne avec envie sur les barquettes de confiture qui trônent sur le chariot des aides soignantes, je devrai me contenter d’une noisette de beurre. Maman parvient maintenant à se lever sans avoir la tête qui tourne. Quant à moi, je me rends toute seule dans la salle de bain ! Ce grand progrès me donne des idées : une vraie douche suffirait à rendre mon bonheur complet.

J’en touche deux mots aux infirmières, qui sont d’accord sur le principe à condition que je ne sois pas seule. Nous nous mettons d’accord, j’irai avec maman et nous nous aiderons mutuellement. Tout se passe pour le mieux, c’est un vrai plaisir de sentir l’eau ruisseler sur mes épaules. Le pansement a été retiré de ma cicatrice, j’ai quelques hésitations au moment de la mouiller mais finalement je la savonne doucement sans douleur particulière. Je me débarrasse des dernières traces de désinfectant rose qui persistaient encore.

Maman profite de l’occasion pour laver ses cheveux, puis, de retour dans la chambre j’entreprends de les lui sécher et de la coiffer. Nous abandonnons également les chemises de nuits de l’hôpital et nous retrouvons nos propres pyjamas, c’est une nouvelle étape franchie vers l’indépendance ! Nous en profitons pour faire une nouvelle escapade dans le service.

La visite des médecins nous confirme que tout va pour le mieux, nos résultats à toutes les deux sont excellents. Maman devrait pouvoir sortir samedi ou lundi, moi quelques jours plus tard. Ma tension est toujours élevée malgré deux anti-hypertenseurs (aux alentours de 16 ou 17…), mais il faut attendre quelques temps pour lui laisser le temps “d’atterrir”…

Comme nous sommes toutes deux CMV-négatives, on arrête le Zélitrex qui est remplacé par du Zovirax. Je suis en acidose et je dois ajouter aux trois litres d’eau plate un litre de Vichy Célestin, qui contient beaucoup de bicarbonates, mais dont j’ai horreur au point d’avoir du mal à en avaler une gorgée.
On me demande si je mange suffisamment de sel, je réponds que pour le moment mes plateaux repas sont “sans sel et sans sucre”. C’est une erreur, il faut au contraire que je me recharge en sodium. Chic ! Je m’empresse de passer un coup de fil à papa afin qu’il me ramène un peu de sel de table (juste au cas où) et de l’édulcorant en poudre…

Il arrive juste à temps pour adoucir mon yaourt nature du déjeuner. Fières de nos progrès et désireuses de l’en faire profiter, nous lui proposons un petit tour dans l’hôpital. Direction le hall, un coup d’œil au kiosque à journaux, une boisson chaude à la cafétéria, puis nous nous dirigeons vers la cours et la maison des parents, où il a élu domicile depuis quelques jours. Il nous fait visiter sa chambre, nous en profitons pour nous étendre toutes les deux sur son lit afin de reprendre quelques forces, puis retour en néphro.

Nous sommes fatiguées – le mot est faible – mais heureuses de nos exploits.

J7 : vendredi 7 juin 2002

Rien à signaler ce matin, tout va pour le mieux ! C’est le jour de la “grande visite” avec tous les néphrologues, les internes, les externes. Les infirmières viennent nous prévenir quelques secondes avant leur arrivée, c’est un rituel presque sacré qui fait partie à part entière de la vie du service et auquel nous devons du respect. Nous avons d’ailleurs le réflexe de remettre rapidement un peu d’ordre sur nos tables de chevet… Puis une quinzaine de blouses blanches, parmi lesquelles quelques visages familiers, pénètrent ensemble dans la pièce et se postent en face de nous après avoir jeté un coup d’œil aux tableaux qui regroupent nos résultats.

On me fait une échographie, je découvre sur l’écran l’allure de mon nouveau rein, qui se porte très bien aux dires de l’opérateur. Puis le verdict tombe, à notre grande surprise : tout va si bien que nous sortons toutes les deux aujourd’hui, une semaine jour pour jour après la greffe !

Quelques recommandations, une ordonnance pour les médicaments, des rendez-vous pris pour la semaine suivante, nous préparons nos sacs aussi rapidement que possible (c’est fou ce qu’on a entassé en quelques jours !). Papa, dépêché en “urgence” pour l’occasion, commence à faire des allers et retours pour porter nos affaires à la voiture.

Je passe un coup de fil à la clinique pour annoncer la bonne nouvelle, tout le monde semble épaté de la courte durée de mon séjour, y compris mon néphrologue qui m’affirme que “c’est le début d’une longue histoire”. Je promets de passer les voir dès que possible…

Avant notre départ, une infirmière me propose d’effectuer moi même les prises de sang qui doivent avoir lieu deux fois par semaine, ce qui me permettra de gagner plusieurs heures sur l’emploi du temps ordinaire des nouveaux transplantés.
En effet, les prélèvements doivent être faits en “T0”, c’est à dire à jeun, juste avant la prise des anti-rejets, afin d’en mesurer le taux sanguin résiduel. Les greffés arrivent donc de bonne heure à l’hôpital, attendent leur prélèvement, puis prennent leur traitement et doivent de nouveau patienter jusqu’à l’heure de leur rendez-vous avec le néphrologue. Pour résumer, ils y passent en général la matinée.

De mon côté, je me prélèverai à la maison, et je ne me rendrai à l’hôpital qu’à l’heure prévue pour ma consultation. Je déposerai les tubes juste avant…

La perspective de ces longues heures gagnées me réjouit et c’est avec enthousiasme que j’accepte son offre. Je récupère donc tout le matériel nécessaire, tubes, aiguilles, etc.

Nous quittons finalement le service. Maman semble un peu abattue par toutes ces émotions. Elle s’allonge à l’arrière de la voiture, sa cicatrice lui fait mal et le mal des transports l’assaille.

Une petite heure plus tard, nous arrivons à la maison. Elle est toujours chamboulée et nous lui conseillons de se mettre au lit, mais ne se sent pas la force de monter les escaliers pour rejoindre la chambre d’amis. Je lui propose de l’installer dans la pièce de dialyse, le lit électrique lui permettra de trouver une position confortable. Elle sombre rapidement, et dormira une partie de la journée.

De mon côté, je dois passer à la pharmacie pour récupérer mes médicaments. Papa m’y emmène, évidemment il y a la queue et je dois patienter debout pendant de longues minutes. A ma demande (je rappelle que j’ai horreur de l’eau de Vichy !) on m’a prescrit des gélules de bicarbonate qui doivent faire l’objet d’une préparation, seulement l’ordonnance ne mentionne pas le dosage exact, le pharmacien doit téléphoner à l’hôpital, ce qui prend un temps fou… J’en profite pour commander une plaquette de chocolat sans sucre, cela fait des mois que je n’en ai pas mangé et j’ai beau affirmer que cela ne me manque pas, la perspective de laisser fondre un carré sur ma langue est des plus agréables.

Dans la foulée, nous allons faire quelques courses à la supérette du coin, puis retour à la maison où je m’allonge un moment, épuisée : galvanisée par toute l’agitation de la journée, j’ai sans doute un peu surestimé mes forces.

Le week-end se passe sans encombre, c’est bon de se retrouver chez soi. Je reprends mes habitudes, je me remets même aux fourneaux pour le grand plaisir de Dominique ! Cependant, maman et moi sommes toujours endolories et nous nous fatiguons rapidement. Nous ne nous privons pas de nous allonger régulièrement et de nous reposer. Nos nuits sont nettement plus tranquilles et reposantes que celles de l’hôpital, où nous devions faire à la fois avec les bruits de la rue et ceux du couloir. Ici, le calme est absolu ou presque. Je dois cependant continuer le Stilnox afin de trouver aisément le sommeil.

Mes grands-parents nous rendent visite, leur présence est réconfortante et vient me confirmer le retour à la normalité, sentiment encore accru par le déjeuner dominical. Maman et moi avions une terrible envie de saucisses et de purée, nos désirs sont des ordres et tout est fait pour nous faire plaisir. Nous nous régalons !

Ce soir là, papa et mes grands-parents rejoignent la Normandie. Maman restera à la maison pendant les premières semaines de sa convalescence.

Ces premières journées passées à la maison s’écoulent comme un rêve. Tout d’abord je ne m’attendais pas à être de retour si rapidement. Ensuite, mon état s’est amélioré très rapidement. Il y a quelques jours à peine, je ne parvenais pas à accomplir seule des gestes élémentaires, et j’avais le sentiment que le retour à la normale n’était pas imminent. En fait, même si je me fatigue rapidement, le fait de quitter le milieu hospitalier et de me retrouver dans un cadre familier semble me stimuler, j’oublie les quelques douleurs qui persistent et je reprends des activités quasiment normales.

Lundi 10 juin, au réveil, je fais ma prise de sang. Comme cette aiguille de 23 gauges me semble ridicule, comparée aux “pieux” que je m’enfonçais dans le bras pour les dialyses ! Je pique ma fistule et je remplis les tubes en me réjouissant de nouveau d’avoir opté pour cette solution.

Je me remets au volant de ma voiture et nous nous rendons à l’hôpital, non sans affronter les sempiternels embouteillages. Cette première consultation m’apprend comment se passeront les fréquentes visites de contrôle qui vont rythmer les mois à venir. Deux fois par semaine dans un premier temps, puis le rythme se ralentira avec le temps et en fonction de l’évolution de mon état… Le trajet du retour se fait sans problème.

De retour à la maison, je ne parviens pas à savoir pourquoi j’ai l’impression d’oublier quelque chose, de manquer à mes obligations. C’est un peu comme lorsque j’étais enfant et que les grandes vacances arrivaient : durant les premières semaines, je me réveillais souvent le matin en me sentant coupable de n’avoir pas travaillé mes cours, qui avaient par ailleurs cessés… En fait je finis par comprendre que le lundi est un jour de dialyse, et qu’inconsciemment je me prépare à la séance qui aurait dû avoir lieu ce soir. Je commence alors pleinement à réaliser que les implications de la greffe ne se limitent pas à un taux de créatinine, au nombre de litres que j’ai pissé le jour de l’opération ou au niveau de ma douleur (de 1 à 10…). Les chaînes qui m’ont emprisonnée huit mois plus tôt à une machine sont rompues. Ma vie est en train de m’être rendue. Et j’ai bien l’intention d’en profiter, de ne pas en perdre une miette, et de faire en sorte que cela dure très, très longtemps.

Comme les quelques contraintes liées à la greffe me paraissent dérisoires ! La prise des médicaments, les visites à l’hôpital qui s’espaceront de plus en plus, je sais déjà que je me soumettrai à tout cela sans aucun état d’âme et avec beaucoup d’application. Je suis persuadée que ces nouvelles étapes qui rythmeront désormais mon existence me permettront de ne jamais oublier ce à quoi (et à qui) je la dois, ni ce par quoi je suis passée, et j’en suis heureuse. Dans mon échelle des valeurs, la comparaison ne laisse aucune place au doute. J’ai tout gagné.

Maman et moi nous imposons rapidement des sorties quotidiennes qui stimulent notre processus de guérison : shopping (c’est la période des soldes !), cinéma, balades, etc. Il se créé une sorte d’émulation entre nous deux, nous fonctionnons à l’unisson avec un objectif commun : nous rétablir rapidement et efficacement.

Nous sommes heureuses d’être simplement ensemble, d’aller bien, de guérir côte à côte.

12 septembre 2002

Les semaines ont passé, chaque nouveau jour m’apportant un sentiment de plénitude et de renouveau, j’ai profité de chaque instant de ma vie qui m’aurait semblé banal ou anodin avant que je ne découvre ô combien il était précieux.

Maman a regagné la Normandie environ trois semaines après la greffe. Nous nous téléphonons très souvent (voire plusieurs fois par jour) et mes parents sont revenus à plusieurs reprises passer quelques jours avec nous. Elle a repris le travail sept semaines après la greffe. Ses bilans sanguins sont tout à fait normaux, sa tension artérielle n’a pas bougé d’un pouce, elle est presque trop basse !

De mon côté, la créat est restée très stable, aux alentours de 100 µmol/l. Mon anémie a disparu. Mon traitement s’est allégé au fil des semaines, à trois mois de la greffe il se résume aux anti-rejets (Prograff et Cellcept), aux stéroïdes, dont les doses décroissent rapidement et qui devraient si tout va bien être arrêtés d’ici quelques temps, à du Zovirax, qui devrait lui aussi être stoppé à court terme, et enfin à des gélules de bicarbonate de sodium… Je ne ressens aucun effet secondaire gênant, mes tremblements se sont dissipés et ne réapparaissent que très occasionnellement au niveau de mes mains.

Environ trois semaine après la greffe, ma tension a soudainement chuté aux alentours de 8/4. J’avais sans arrêt des étourdissements, des difficultés à me mettre debout. Tous les anti-hypertenseurs ont été arrêtés d’un coup, et elle s’est stabilisée à environ 12/7, chiffre qui n’a pas évolué depuis. Qui a dit que le rein n’était pas une belle machine ?

Je ne parviens pas à reprendre du poids, j’ai perdu quatre kilos durant la greffe et les jours qui ont suivi et depuis lors il n’a pas bougé. Pourtant j’ai bon appétit, et je prends toujours beaucoup de plaisir à déguster tous les aliments dont j’ai été privée en dialyse !

Le rythme de mes consultations est passé à une toutes les deux semaines, en alternance à l’hôpital et à la clinique. Je continue pour le moment à faire un prélèvement de sang tous les jeudis.

Ces derniers jours, j’ai passé plusieurs examens pour faire un bilan de la greffe à trois mois, notamment un débit de filtration glomérulaire et une biopsie du greffon.

C’était étrange de me retrouver dans le service, dans une chambre ressemblant trait pour trait à celle que nous avons occupée pendant notre séjour du mois de juin. J’ai été heureuse de revoir ceux et celles qui se sont occupés de nous avec tant de gentillesse, d’attention et de dévouement. J’ai aussi eu droit une nouvelle fois à la “grande visite” qui a été l’occasion de dresser un premier bilan de mon état : “transplantation rénale à partir du rein maternel, suites simples et évolution favorable”. Seuls les résultats de ces examens pourront venir confirmer ce verdict, mais je suis confiante.

Fais de ta vie un rêve, et d’un rêve, une réalité.
Antoine de Saint-Exupéry

Lors de mon hospitalisation de jour, j’ai partagé ma chambre avec une dame d’une soixantaine d’année, venue pour une biopsie de ses reins natifs. Elle était terrorisée, d’abord à cause de l’acte en lui-même, qu’on ne lui avait pas expliqué, mais surtout par la perspective des résultats de l’examen. Elle ne se voyait absolument pas en dialyse…

Nous avons commencé à discuter et j’ai pu la rassurer en lui affirmant tout d’abord que l’examen était complètement indolore. Lorsqu’elle a su que j’avais été greffée, j’ai vu son visage changer et se teinter de surprise. Elle a bredouillé quelques mots, puis a tenté de s’excuser de se plaindre comme elle l’avait fait alors que j’étais sans doute passé par beaucoup plus difficile qu’elle. Elle m’a ensuite avoué que je ne correspondais absolument pas à l’image qu’elle se faisait des greffés du rein… C’est pourtant bien ce que je suis, cela fait maintenant partie de mon identité. Je n’ai pas l’impression que cela fasse de moi quelqu’un de différent pour autant, ni de mériter la considération qu’elle m’a témoignée ! Je suis simplement une survivante, qui a eu beaucoup de chance.

J’ai toujours su que j’étais chanceuse.

Lorsqu’au collège nous avions étudié la reproduction sexuée, ce que j’ai appris a fini de m’en persuader : parmi ces millions de spermatozoïdes, tous terriblement désireux de féconder cet ovule, il a fallu que l’élu soit celui qui portait la moitié de mon patrimoine génétique. Chaque être vivant qui voit le jour sur cette terre est donc porteur d’un capital chance phénoménal, qui lui a permis d’exister. Moi y compris ! Mais aujourd’hui, je réalise que cela va bien plus loin.

J’ai eu la chance de naître en 1973. Quelques dizaines d’années plus tôt je serais morte d’insuffisance rénale terminale à 28 ans, sans que personne ne puisse me venir en aide.

J’ai eu la chance de naître dans un pays qui m’a permis d’être soignée. A quelques milliers de km de là, j’aurais pu mourir d’insuffisance rénale terminale à 28 ans, sans que personne ne puisse ou ne veuille financer mon traitement.

J’ai eu la chance de rencontrer un roudoudou qui m’a un jour affirmé qu’il serait toujours là pour moi. Il a prouvé qu’il disait vrai. Un autre compagnon aurait-il eu la force de s’impliquer dans ma maladie, de la faire pénétrer dans notre foyer, de la prendre à bras le corps et d’accepter la responsabilité de mon traitement ? Aurait-il su endurer mes sautes d’humeurs, mes moments de déprime, mon intransigeance et mes insultes parfois ? Aurait il accepté d’endosser tour à tour le rôle d’ami fidèle, d’amant, de soignant, voire de puching ball ? Un autre couple aurait volé en éclat.
J’aurais pu affronter seule cette épreuve et ajouter une rupture à la (longue) liste des conséquences négatives de ma maladie.

J’ai eu la chance de croiser la route de soignants formidables, qui ont su me soutenir et m’aider à surmonter les difficultés. Ils sont aussi parvenus à me faire retrouver mon regard d’enfant au sujet de leur profession et à me remettre de vieux rêves en tête.

Enfin, j’ai eu la chance de voir le jour dans cette famille. Une autre mère aurait-elle eu la volonté et le courage d’accepter d’offrir une partie d’elle-même, de supporter la douleur, de prendre le risque d’être privée d’un organe vital ? J’aurais très bien pu passer de nombreuses années en dialyse, à attendre qu’un rein soit disponible pour moi…

Ceci n’est pas la fin de mon histoire. Et j’en suis très heureuse ! C’est seulement la conclusion de quelques mois mouvementés et éprouvants de ma vie et de celle de mes proches.

Si j’avais eu le choix, j’aurais évidemment souhaité que tout cela nous soit épargné. Mais puisque ça n’a pas été le cas, nous avons fait le pari de nous battre pour surmonter ces épreuves et pour prendre les décisions qui nous semblaient les meilleures aux moments opportuns. J’espère que l’avenir nous donnera raison.

Mais par dessus tout, je sais à présent qu’au-delà des difficultés, ce par quoi je suis passée m’a grandie, et a modifié ma perception du monde.

J’ai à présent une idée très claire de mes priorités. La principale est de faire le choix d’une vie pleine et de profiter de chaque instant passé auprès de ceux que j’aime. Sans eux, je n’écrirais vraisemblablement pas ces lignes aujourd’hui. Je me suis longtemps questionnée sur la façon de les remercier de leurs multiples et inestimables preuves d’amour. Je pense qu’aujourd’hui j’ai trouvé une réponse. Ce qu’ils ont su me donner est gigantesque, et la seule manière de m’en montrer digne, c’est de vivre heureuse en me donnant les moyens d’aller au bout de mes rêves.

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    Yvanie
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    Toute douleur qui n’aide personne est absurde. André Malraux Fin juillet 2002, quelques semaines après ma greffe, j’ai pris la décision soudaine de cr
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